L’Âme arménienne de Vahan Tékeyan (1878-1945)

Il s'en va, il s'en va... comme un homme ivre
Ou comme un malade, qu'on a souvent trompé et tourmenté
Mais qui, tout en chancelant et gémissant,
S'avance le long du chemin épuisant...

Il s'avance vers son étape lointaine,
Dont la perspective s'est transformée en lui en force vive,
Il marche sans arrêt en rêvant, jusqu'à ce que
II dégringole, tout d'un coup, de nouveau dans une fosse...

Parfois un reste de la vaillance de ses ancêtres
Le dresse contre son destin,
Et avant de replacer son épee brisée dans le fourreau,
Il se porte quelques coups dans les ténebres ...

Mais toujours, sans cesse, chancelant et gémissant,
Comme un homme qui a été souvent trompé, qui a trop souffert,
Il s'avance, grisé par sa grande douleur,
Jusqu'à ce qu'un beau, jour il puisse sortir des ténébres ...



Ce poème "L'Ame arménienne" lu pour la première fois vers 1976,
a nourri une réflexion au sujet de la parution
du 1er livre de Janine ALTOUNIAN "Les chemins d'Arménie" en 1990.

A l'occasion de la parution de ce livre
et compte tenu des évènements importants qui venaient de se passer à Berlin,
l'article ci-dessous fut écrit "Le Mur de Berlin de l'âme arménienne",
qui peut paraître aujourd'hui dépassé et qui fut publié

- à l'époque dans un journal franco-arménien de Paris (ACHKHAR 7 Juillet 1990)
- et 3 ans plus tard, dans la revue médicale de Paris (UMAF, Tome 65, Juin 1993 pp 12-13).


"LE MUR DE BERLIN DE L'ÂME ARMÉNIENNE"

Le livre récemment publié de Janine Altounian serait comme notre victoire sur « notre propre mur de Berlin» à nous, Arméniens dispersés de par le monde, divisés et enfermés en nous mêmes.

C'est notre nouvel âge de la Transparence qui s'ouvre sur l'âme arménienne.

Cet ouvrage nous ouvre les chemins de notre authenticité d'homme ou de femme et laisse voir nos racines arméniennes; celles de notre moi profond cherchant à se libérer. Libération intérieure et émancipation vont de pair. A ce sujet, je me plais à me rappeler Martin Luther King qui avait écrit « La Force d'Aimer ». J'évoquerais le travail de Janine Altounian, non pas seulement comme la force de sentir ou de ressentir, mais surtout comme la force de comprendre. Comprendre ce qui nous est arrivé depuis le Génocide de 1915, et le destin auquel nous tendons, qu'évoque si bien le poète Vahan Tékeyan dans « l'Âme Arménienne » : Que nous est-il arrivé ??

Cela fait trois générations que nous marchons dans les ténèbres, que nous portons notre croix, que nous sommes si peu efficaces. Cela fait 3 générations que nos oncles, nos frères, nos enfants, nous abandonnent sur ce long chemin, parce qu'ils voudraient être au soleil, au risque souvent d'attraper des brûlures.

Après tout, n'y-a-til pas des chemins d'Arménie, en plein jour, hors des ténèbres ?

Pourquoi n'ose-t-on pas parler arménien ? Pourquoi refuse-t-on de fréquenter la communauté, de s'intéresser à l'histoire de l'Arménie, à prendre plaisir auprès de la culture ou de la littérature arméniennes ? Pourquoi rejette-t-on la parole paternelle ? Pourquoi tant de faux fuyants et de démissions? Pourquoi certains se marient-ils même en dehors de nos églises arméniennes ? Au tant de raisons aux indifférences, aversions, agressivités, exclusions, angoisses, blocages et complexes de part et d'autre.

On a tenté d'y répondre, d'y apporter une solution en invoquant tour à tour et bien maladroitement, la tradition, la morale, la religion, la poésie et même la politique. On en a concocté une bouillie indigeste en guise de remède aux incompréhensions et aux échecs. Nous avons voulu ainsi gaver nos enfants et nos amis d'activités « arméniennes ».

Ces aspects de la vie arménienne à cause de l'inadéquation de nos méthodes causent malheureusement, on le sait, des conséquences négatives tant dans la vie famiiale que dans la vie communautaire, voire la politique.

L'ouvrage de Janine Altounian n'est pas un livre de recettes pratiques pour remédier aux faits visibles en superficie. L'auteur sonde les mouvements psychologiques profonds et explore les lois qui régissent les chaos et les énergies intérieurs liés à la catastrophe de 1915. Elle met en évidence les phénomènes invisibles de cause à effet et entreprend une analyse de l'inconscient collectif arménien et de sa pathologie en relation avec l'environnement quotidien.

Janine Altounian est membre du comité éditorial de traduction des œuvres de Freud d'allemand vers le français, aux Presses Universitaires de France (P.U.F.). Elle a déjà publié de 1975 à 1988 sept articles sur la problématique arménienne, avec une approche existentialiste dans la revue fondée par Jean Paul Sartre « Les Temps Modernes ».

Ce travail fondamental s'inscrit dans le monde professionnel de la psychologie et de la psychanalyse. Il jette les bases d'une nouvelle spécialité arménienne, au même titre que l'architecture, la musique ou la poésie. Cette discipline existe désormais dans l'Etude des conséquences du Génocide sur l'Inconscient arménien.

Cet ouvrage de recherche scientifique devrait être traduit en arménien, en anglais et en d'autres langues. Chaque acteur et responsable de la communauté devrait lire ce livre. Et surtout chaque homme d'église aussi. Ce livre risque certes, de gêner l'« establishment », la « nomenclatura » politique et la hiérarchie ecclésiastique, tant en Arménie qu'en Diaspora, malades de leur politique de l'autruche.

Il est important que les associations, les partis nationaux et les médias communautaires prennent conscience de son contenu et le diffusent. Ne serait-ce parce que les faiblesses, les vulnérabilités, les failles, les handicaps de la psychologie arménienne des profondeurs sont ici mis à nu. Rien de plus facile au contraire, de les exploiter pour mieux enrayer, retarder l'émancipation de notre peuple, de fausser ou dénaturer la libération intérieure arménienne. Très facile en effet, de nous manipuler avec notre immaturité légendaire. N'a-t-on pas jusqu'à maintenant alimenté de manière malsaine notre stagnation nationale, notre paralysie conventionnelle et craintive ou notre culpabilité? Cela aussi bien en Arménie soviétique que dans les communautés en Diaspora. Et maintenant n'est-il pas aisé également, d'exciter l'aventurisme politique et l'exaltation fébrile et stérile ?

La lecture des « Chemins d'Arménie », peut être particulièrement captivante pour ceux qui ont eu une expérience psychothérapeutique. Elle est accessible, intéressante et enrichissante pour les lecteurs qui ont la foi ou qui ont la volonté de comprendre et d'aller de l'avant sans craindre de se remettre en cause.

Les titres de chapitres de l'ouvrage de Janine Altounian, qui est un livre de réflexion psychanalytique, sont évocateurs : « Comment peut-on être Arméniens ? », « Une Arménienne à l'école », «A la recherche d'une relation au père soixante ans après un génocide », « Terrorisme d'un génocide », « Un non-dit bien entendu », « Faute de parler ma langue », « L'implosion d'une lecture, un contact mortel pour la vie », « De l'Arménie perdue à la Normandie sans place », « Viol et silence », « Transfert et territorialisation ».

La réflexion de Janine Altounian porte donc sur les conséquences du Génocide. Rappelons que le Génocide est un acte pensé, préparé, rationnellement programmé, planifié et exécuté avec méthode et rigueur.

L'auteur nous fait part que le Génocide est comme un bulldozer qui anéantit tout sur son passage. Les rescapes sont comme des miettes de part et d'autre du nivellement de la mort totale. Et s'ils sont des rescapés physiques, ils le sont par hasard ou par miracle, mais ils ne sont certainement pas des rescapés psychologiques. La cellule, le noyau, l'essentiel, l'identité sont atteints.

L'inconscient collectif arménien, mutilé, bascule dans le vide, dans le néant, dans la folie. Les morts ne sont pas enterrés ou sans sépultures dans l'immensité du désert. Le deuil ne se fait pas et les fantômes hantent la vie des rescapés qui deviennent des morts-vivants. Et comme le coupable n'a pas été reconnu comme coupable et condamné, les échappés du Génocide assistent à une vision morbide d'un ballet macabre à trois, où évoluent le bourreau, la victime et le témoin muet et complice par son silence.

Pour survivre à ce cauchemar permanent, les rescapés horrifiés au cours des générations, élaborent des stratégies de défense, de survie et veulent mettre à distance l'insupportable : le souvenir du Génocide et la perversité de l'impunité. L'héritage historique devient irrecevable et tout est rejette en bloc. On veut occulter au niveau de la pensée, la catastrophe annihilante et ses suites déstructurantes. Plus que la nausée, le non-dit s'installe.

II y a un mutisme tapageur au niveau du langage et le véhicule de la parole terrorisée et impuissante, la langue est écorchée et abandonnée. Cependant la mère meurtrie et l'église profanée sont idolâtrées. La femme souillée est-elle écartée parce que la communauté aliénée s'absente ? Le désir est pétrifié. L'homme, le père n'ont pas rempli leur rôle de protection de famille et sont dévalorisés, ainsi que le concept de l'Etat arménien. La pensée devient castrée et inopérante. La confusion est totale.

Dans la vie sociale ou nationale on connaît les manifestations et les échappatoires classiques et habituels : rigidité parentale, démission filiale, auto-assimilation volontaire, course aux diplômes, mobilisation professionnelle totale, pour la « réussite sociale, l'enrichissement à tout prix, productions artistiques et littéraires, envolées poétiques, militantisme politique exacerbé pro ou anti-Arménie soviétique, actions armées exhibitionnistes, etc.

La vie se manifeste par pulsions et la pensée ne s'élabore pas : ainsi par exemple quand on se passionne pour le Karabagh, on ne pense pas comment et avec quelles méthodes, appropriée et adéquates on arrive au but concret qu'on se propose.

Avant de terminer, je voudrais exprimer deux images. D'abord, je pourrais dire que certains aspects du comportement arménien que j'ai mentionnés plus haut, sont comme certains reflets de la neige qui recouvre l'iceberg. Les différents environnements des pays d'accueil -ou de la politique internationale sont comme les différents océans, et courants ou vents qui poussent l'iceberg. Le rôle de Janine Altounian est de nous faire prendre conscience que la partie immergée de l'iceberg existe. Et cette partie, est invisible pour nos yeux et silencieuse à nos oreilles de profanes, mais elle existe bien. Elle est en profondeur avec son énergie froide en action et en évolution, suite au Hiroshima Immobilisateur de 1915.

Ensuite pour l'autre image déjà évoquée au début, l'auteur sonde pour nous les profondeurs de l'Inconscient arménien, autrement présent, comme sous l'écorce terrestre. Ce riche magma humain arménien, dense dans sa surfusion et chaotique dans sa lenteur, se manifeste en surface par cette vie chaude et irremplaçable, ou bien par des éruptions volcaniques, ou par des tremblements de terre destructeurs ou salvateurs.

Ainsi notre mur de la séparation avec nous-mêmes et notre environnement, est dénoncé, démonté, défoncé. Ce sont les retrouvailles avec nous-mêmes et la vie authentique, avec ses multiples et saines différences. Nous pouvons mieux marcher ensemble sur les Chemins d'Arménie. Le mur est abattu pour toujours.

Merci à Janine Altounian

Nil V. Agopoff (Paris 1990)

à compléter