Le manuscrit de l'archevêque Martiros d'Erzenga à la Bibliothèque nationale de France
Le Manuscrit de L
éonard de Vinci à la Bibliothèque Ambrosiano de Milan

Une aventure extraordinaire de manuscrits ?
Une évocation sur Léonard de Vinci à Erzenga,
sur le voyage de l'archevêque Martiros en Europe
et la rencontre de ce dernier avec le Pape et Isabelle de Castille

  • Nous sommes le 1er janvier 1493 : Mardiros, évêque de la ville d'Erzenga en Arménie, quittait Paris, après y avoir séjourné 13 jours, pour Saint-Jacques de Compostelle ! Quatre ans au paravant, il quitte sa résidence du monastère de Saint Kirakos, près de sa ville d'Erzenga et située dans les montagnes. Le prélat arménien part pour l'Europe : un extraordinaire et fascinant périple qui durera jusqu’en 1496.

  • Le manuscrit qui relate cet admirable et aventureux voyage du religieux arménien, se trouve dans le Cabinet des Manuscrits des Manuscrits Orientaux de la Bibliothèque Nationale de Paris. Ce manuscrit est une copie qui a été faite à Istanbul en 1684 à partir du manuscrit original qui avait été rédigé à l’époque près de deux siècles au paravant. Le texte a été étudié et traduit par l'éminent arménologue français du XIXe siècle, J. Saint-Martin, un ancien élève du cours d'arménien à l'École des Langues Orientales de Paris. Cette École avait été fondée par Bonaparte à son retour d'Egypte.

  • Bien qu'étant voisin de la Bibliothèque Nationale depuis mon enfance, c'est par un heureux hasard que j'ai découvert pendant mon séjour en Amérique, dans la ville universitaire d’Ann Arbor (Michigan), la publication concernée de l'historien Saint-Martin. Cet article -qui me tient personnellement à coeur ayant cristalisé ma sensibilité à l'Arménologie- fait près d'une cinquantaine de pages et fut publié en 1826 dans la « Revue asiatique » de Paris. Grâce à ce travail du XIXe siècle, nous évoquerons pour notre grand plaisir, la merveilleuse et attachante histoire de Mardiros. C'est une histoire qui mériterait de devenir un jour le scénario d'un film : un film d'aventures sur un chrétien d'Orient en pèlerinage en Occident ou en mission secrète à la fin du Moyen-Age.

  • Le religieux arménien passe par Constantinople près de quarante ans après la prise de la capitale byzantine par les Ottomans. De là il navigue jusqu'à Venise et arrive à Rome en 1491. Mardiros nous dit dans sa relation de voyage, qu'il visite l'Europe en pèlerin des lieux saints chrétiens. Par contre les historiens arméniens contemporains pensent plutôt, qu'il était en mission secrète en Europe pour chercher de l'aide contre les Turcs.

  • La réalité omniprésente au Moyen-Orient depuis quatre siècles, était la terreur turco-mongole qui y sévissait. Quelle que soit l'Eglise, quels que soient les désirs œcuméniques, un évêque ne s'absente pas de sa patrie quand des armées s'approchent dangereusement du pays : surtout aussi redoutables comme le sont les armées turques ottomanes de l’époque. A moins que cela soit pour des raisons vraiment impérieuses et urgentes : il faut absolument tenir ces raisons secrètes et les présenter sous un texte "simple et naïf" -tel retenu par l'orientaliste Saint-Martin.

  • A la fin du XVème siècle, devant le péril des troupes ottomanes qui avançaient, la situation était déjà très inquiétante et angoissante pour tout le Moyen-Orient chrétien et musulman. La Grande Arménie était une province de l'Empire perse turcomane et la Petite Arménie était dans l'Empire des Mamelouks d'Egypte. Quelques années auparavant, la conjoncture préoccupait fortement les gouverneurs musulmans de la région et en particulier le gouverneur mamelouk de la Syrie. A tel point que ce dernier avait invité le célèbre Léonard de Vinci dont le renom international avait dû aller jusqu’en Orient !

  • L'illustre italien en fait part personnellement dans un manuscrit qui se trouve dans le fameux « Codice Atlantico » qui se trouve dans la Bibliothèque Ambrosio de Milan. En tant qu’architecte militaire, Léonard avait été appelé à restaurer les fortifications devant l'invasion imminente des Ottomans. A cette occasion, l'humaniste réputé a pu aller de Cilicie jusqu’en Grande Arménie et son voyage en 1483 dure un an dans ces pays arméniens.

  • Léonard de Vinci passera par la ville de l'évêque Mardiros. Erzenga avait été détruit auparavant par un tremblement de terre meurtrier qui avait fait 30.000 victimes selon un chroniqueur arménien. Léonard y a dû rester un certain temps pour pouvoir s’attarder aurtant à décrire le délabrement de la ville. Il serait intéressant de savoir si Léonard de Vinci y a rencontré à ce moment là, l'évêque arménien ? Je ne suis certainement pas en mesure de le dire, sinon nous serions en plein roman historique. De plus je ne crois pas que Saint-Martin qui avait étudié le manuscrit arménien, savait le passage du célèbre Italien à Erzenga six ans plus tôt : l'historien français en 1826 n'en parle pas.

  • Mais revenons au récit donné par le manuscrit consacré à notre évêque Mardiros. Le haut dignitaire de l'Église arménienne se trouve en Italie et à Rome, il est reçu trois fois en effet par le Pape Innocent XI : "On m'introduisit trois fois auprès du pape qui me reçut avec bonté et avec une grâce toute particulière ; il me donna une lettre de recommandation, et tout le monde fut étonné de la faveur singulière qu'il me témoignait."

  • Quittant la Ville Éternelle le 9 juillet 1491, il passe en Allemagne par les villes de Constance et de Bâle ; il visite en particulier les cités de Francfort, Strasbourg, Cologne, Aix la Chapelle, puis traverse la Flandre avant d'atteindre la France. A l'époque, le roi en était Charles VIII.

  • L'évêque arménien fait une halte d'un jour dans Saint-Denis avant d'entrer à Paris. Le prélat manifeste son enthousiasme pour cette grande métrôpole et s'émerveille devant Notre-Dame de Paris. Il nous en donne un tableau admirable et remarquable. A ce sujet voici les lignes qui nous sont traduites par Saint-Martin :

    "Après un long voyage, nous arrivâmes au pays de « Frantsia » (la France), dans la ville « San donijj » (Saint-Denis). C'est le lieu où se trouve la sépulture des évêques, des rois et des reines. C'est une belle et illustre ville, où il y a beaucoup d'églises. Dans la grande église où sont les tombeaux des rois, on a placé à gauche quatre côtes de poisson, et chaque côte a cinq brasses et trois palmes de longueur. On dit que c'est dans la mer que l'on trouve ce poisson énorme.

    Nous restâmes un jour dans cette ville, et de là nous nous rendîmes à la très-célèbre ville de « Parez » (Paris), où nous arrivâmes le 19 décembre. Nous y entrâmes à midi, et le soir nous allâmes nous reposer dans une auberge. Le lendemain, assez tard, nous visitâmes la grande église. Elle est spacieuse, belle, et si admirable qu'il est impossible à la langue d'un homme de la décrire. Elle a trois grandes portes tournées du côté du couchant. ...

    Quand on entre dans l'église, on trouve à gauche une grande pierre brute, qui représente Saint-Christophe et le Christ sur ses épaules. Au-dessous est le martyre de Saint-Christophe. La circonférence du maître-autel représente toutes les saintes actions du Christ : il y a encore beaucoup d'autres ornements, mais quel homme pourrait décrire la beauté de cette ville! C'est une ville très grande et superbe. Deux rivières y entrent, mais il n'en sort pas la moitié. Mais du reste qui pourrait décrire la grandeur de la ville ?"


  • Pour ce qui connaissent et aiment Paris et sa cathédrale, il est émouvant d’entendre et de sentir ce cri du cœur d’un de nos ancêtres arméniens rendant hommage à Notre-Dame, cinq siècles au paravant ! . "Je restai treize jours à Paris (« Par'ez »). De là, avec un autre compagnon, j'allai jusqu'à la ville de... ".

  • Ayant quitté Paris le 1er janvier 1493 pour Saint-Jacques de Compostelle, Mardiros passe par Estampes, Tours, Poitiers. Puis c'est la Gascogne, Bayonne qu'il loue et salue pour son hospitalité et puis c’est Saint-Sébastien. Enfin il atteind Saint-Jacques de Compostelle où il séjournera 83 jours. Notre pèlerin, très ému, visitera les lieux saints dont il donnera aussi une description détaillée.

  • Rappelons cependant qu'à cette époque, Christophe Colomb était de retour en mars 1493 de son premier voyage. Pour son deuxième voyage après 48 jours de navigation, il regagne l'Espagne au début 1494. Rappelons également que le frère de Colomb avec les directives de la reine Isabelle de Castille part en avril 1494. Nous sommes en pleine effervescence dans tous les ports d'Espagne et en particulier au nord du pays. Les Basques qui péchaient la baleine, naviguaient déjà jusqu’en Terre-Neuve. Suite à ces événements, les marins prenaient spontanément la mer en quête d'aventures.

  • Sur le chemin de retour de Saint-Jacques de Compostelle, le hasard et le destin font que Mardiros fera une escale dans un port de pêche retiré sur la côte basque et qu'il nomme « Get'aria ». Fatigué et affaibli par son long périple, il veut retourner en bateau et montre au capitaine d'un navire en partance, la lettre du Pape. Mardiros est accepté, car il faut un prêtre au sein de l’équipage appelé à affronter des épreuves hors du commun. En effet, Mardiros nous rapporte que le chef du navire lui déclare :

    "Je vais, dit-il, parcourir la mer universelle; mon vaisseau ne contient aucun marchand, les hommes qui s'y trouvent sont tous employés à son service. Pour nous, nous avons fait le sacrifice de notre vie; nous mettons notre seul espoir en Dieu, et nous pensons que là où la fortune nous portera. Dieu nous sauvera. Nous allons faire le tour du monde; il ne nous est pas possible d'indiquer où les vents nous porteront, mais Dieu seul le sait."


  • Mardiros s'embarque avec les marins basques pour le grand large. Le bateau naviguera plus de deux mois sur l'Océan Atlantique, soixante huit jours du 8 avril 1494 au 14 ou 15 juin 1494. Le navire a-t-il touché terre lors de sa longue navigation ? Il est regrettable que nous n'ayons pas de détails sur cette longue exploration maritime. Après y avoir essuyé une forte tempête, à leur retour, du Cap Finistère de Galice, le bateau malgré les avaries, est dirigé en hâte vers l'Andalousie. L'équipage sera reçu en Automne 1494 par la Reine Isabelle de Castille, alors en déplacement en ce temps-là, à Séville.

  • Malheureusement Mardiros ne nous fait pas part de ce qu'il a été dit lors de cette réception royale par Isabelle de Castille que Mardiros nomme « Khatoun ». L'historien Saint-Martin nous rapporte en 1826 que les chroniqueurs connus de la Cour d'Espagne à l’époque, ne semblent pas en parler. Nous pourrons alors nous demander à notre tour 175 ans après Saint-Martin : qu'en est-il chez les chercheurs hispanisants actuels du point précis d’une telle réception éventuelle?

  • Pour terminer, le chemin de retour de Mardiros se fera par Barcelone, de nouveau la France, le Duché du Milanais et Gênes. II repasse une seconde fois à Rome le 20 février 1496 et enfin à Ostie, il prend le bateau pour l'Orient, vers l’Arménie…

  • Ces récits de la fin du Moyen-Âge par leur vécu et leur authenticité nous interpellent et nous nous questionnons… Aussi, je voudrais au moins exprimer ici ma gratitude envers les historiens qui travaillent tant sur les manuscrits dans les archives et qui nous permettent de revivre de tels destins extraordinaires : des destins qui font partie de l'aventure humaine et universelle…

  • Nil Vahakn Agopoff édité le 19-3-2002 sur l'ancien forum de Net Arménie

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