L'opération contre

la Banque ottomane (1896)


Témoignage par Armen Karo
témoin et participant direct de l’opération



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La page dans la Petite Encyclopédie du Génocide arménien
L'Illustration, Paris 5 septembre 1896
  • « Le dernier sourire.

  • Nous sommes déjà dans la Banque. Il est approximativement 13h30. Le portail entrouvert. Juste devant la porte, sur le perron, nous somme positionnés et nous faisons feu, Mechétsi Missak, Roupen, Mekhitar et moi, d’un côté, et trois autres camarades, de l’autre. La fumée des revolvers emplit déjà la salle. On ne voit plus rien hors de la porte. C’est seulement le grondement incessant des fusils qui nous apprend que, en face de la porte, il y a un grand nombre de soldats.

  • Soudain, nous entendons une terrible explosion derrière nous. Nous nous retournons, et que voyons-nous, l’un de nos camarades, démembré et sans souffle, étendu par terre, et deux pas plus loin, deux autres, couchés, les jambes écrabouillés. C’était l’explosion d’une bombe. Tout l’immeuble a tremblé. Mais je ne sais comment, parmi nous quatre se trouvant devant la porte, seul Roupen a reçu quelques fragments sans gravité à la tête et au dos. «Deghérk, tséz madagh, que celui qui a des bombes sur lui les place sur la table du coin», dit Missak, en se tournant vers ses camarades, et il s’empresse lui-même de s’éloigner. À peine nous étions-nous retournés vers la porte: une nouvelle horrible explosion. Cette fois-ci, la victime était une seule personne, c’était Mechétsi Missak. Au moment de détacher la bombe de sa ceinture pour la placer sur la table, il reçoit une balle à la jambe, et la grenade se dégoupille en lui échappant des mains. La scène est terrible. Le bras droit brisé jusqu’au coude, le bras gauche déchiqueté, mais encore pendu à l’épaule par quelques filaments de muscles, le visage ensanglanté, les vêtements déchirés, il est étendu sur les débris. Son camarade près de lui a à peine eu le temps de dire « vakh, Missak djan ». De dehors on a entendu des voix, « olan, itchériyé, olan itchériyé! », et à travers la fumé, les bouts des baïonnettes commencent à briller. «Deghérk, tséz madagh, vers la porte ». Les balles tirées par six-sept révolver en même temps éloignent suffisamment les bouts des baïonnettes. «Mekhitar, vers la fenêtre.»

  • L’explosion soudaine de cinq bombes vide temporairement la rue.

  • Alors que moi et Mekhitar, prenant de nouvelles grenades, nous nous tournons vers la fenêtre, Missak, s’appuyant sur ces genoux, se redresse devant nous dans son état horrifiant. "Baron djan, kiz ghourban, még ghourchoun ésdéghits" me dit-il, et la tête pendante, il bouge ce qui lui reste de son bras en direction de sa poitrine. J’ai tremblé de tout mon être, je ne suis pas capable de dire ce que je ressentais à ce moment. Je me rappelle seulement que j’ai mis la crosse de mon revolver dans ma bouche, et en la mordant de toutes mes forces, j’ai détourné de lui mon visage. Il s’est de nouveau dressé devant moi, en titubant, traînant son pied ensanglanté sur le carrelage. Il a répété sa requête, cette fois-ci sur un ton plus ferme. Son état, son regard et enfin sa voix, m’ont complètement mis en désarroi. Refuser était de la cruauté. Pour lui, chaque minute constituait d’indicibles souffrances. Il fallait sauver notre pauvre camarade. Tout ça a traversé mon esprit en un clin d’œil, mais je ne sais pourquoi, je n’ai pas moi-même vidé mon revolver sur sa poitrine emplie de douleurs, et me tournant vers Mekhitar : «Mekhitar, méghk é deghan, azadé». En entendant ses paroles, Missak a immédiatement tourné son visage ensanglanté vers Mekhitar, en lui disant «Mekhitar djan, kéz madagh, még ghourchoune». Mekhitar, complètement blême, a pointé son revolver, de sa main tremblante, vers la poitrine de notre camarade. «Akh, hokout madagh», s’est exclamé Missak avec soulagement, et l’ombre du sacrifice sur le visage, il a retiré vers l’arrière ses bras déchiquetés, pour tendre sa poitrine, comme pour faciliter la tâche de son camarade. Les yeux remplis de larmes, Mekhitar m’a regardé. «Non, je ne peux pas.» Et en se tournant vers Missak, « Missak djan, va te placer devant cette deuxième fenêtre, et bientôt la balle d’un des soldats t’atteindra.»

  • Et cela se déroulera comme suit. Quelques instants plus tard, Missak était courbé devant la fenêtre, en passant la tête et une partie de son torse dehors. «Olan adaysenez bana vouroun», criait-il, et une cascade d’insultes tombaient sur les soldats. Un quart d’heure s’est écoulé ainsi, et malgré le souhait de Missak, des multiples projectiles qui passaient près de lui, aucun ne le toucha.

  • Soudain, il cessa de crier, et en se tournant vers nous, Deghééérk, soyez prêts, il y a des bachi-bouzouks qui arrivent par en haut». Nous avons pris position devant les fenêtres, par équipes de deux. Lorsque la horde s’est lancée sur la porte en hurlant, nous six, du premier étage, et Hratch avec ses quatre camarades sur le toit, nous avons lancé une averse de bombes. L’explosion simultanée de tant de bombes, les gémissements des blessés qui me déchiraient le cœur, le fracas de vitres brisées sur l’immeuble d’en face, et avec tout ça, la fumée bleue de la dynamite montant vers le ciel, m’ont ébranlé une minute… C’est avec des vies humaines que nous avions affaires… Qui nous a donné un tel droit…? Mais, pourquoi ont-ils commencé, eux… ? Qui étaient ceux qui, quelques mois plus tôt, faisaient couler des rivières de sang... ? N’était-ce pas eux …? Une série de pensées m’ont immobilisé ainsi un moment devant la fenêtre. J’ai sorti la tête pour regarder dans la rue. La fumée s’était déjà dissipée en partie. Des cadavres éparpillés devant la porte, et le reste du régiment s’enfuit, terrifié, vers Tépé Pachi. Dans le silence de terreur d’un instant, la voix de Missak parvient à mon oreille. Je me tourne vers la droite, ses bras déchiquetés se balançant de nouveau hors de la fenêtre, il les agite comme des lambeaux en direction de la foule en fuite, un terrible sourire sur le visage. «Sizin kibi altchakhlar»... râle-t-il, de sa voie agonisante et enrouée. Akh, ce sourire qu’il avait...

  • Si un jour, à un moment, notre malheureux peuple arménien, dans ce combat d’existence qui est le sien, devait mourir et disparaître de la face de cette planète, sans ce dernier sourire de Mechétsi Missak… c’est alors que je dirai mille fois hélàs, pour le sang que celui-ci a versé. »

  • Armen Karo
Bibliographie : XXX - xxx - pp yy-yy - ZZZ 19??
Recherche bibliographique, traduction et numérisation : Me Haytoug Chamlian (Montréal, Québec)
à compléter