• Un peuple oublié des grandes puissances

  • Extrait du Livre consacré à mon père de Llyv Nansen Heyer, fille du célèbre explorateur et humaniste

  • L'Arménie aujourd'hui (Erévan), N°2-3, 1988, pp18-23

Fridtjof Nansen (1861-1930)
Une quarantaine de photos sur le voyage de Fridtjof Nansen
en Arménie soviétique dans le cadre de la Société des Nations


Bas-relief du sculpteur arménien Lévon Tokmadjian
rappelant la lutte de Nansen pour le rapatriement
des réfugiés arméniens en Arménie Soviétique.
  • Recherche documentaire, sur le web et mise en page : Nil V. Agopoff

  • Numérisation : Méliné Papazian
Պատմաբանասիրական հանդես
  • Շիրմազան, Գ. Վ. Ֆրիտյոֆ Նանսենը Հայաստանում. 1963-I.pp. 195-210.
  • Արզումանյան, Մ. Վ.  Նանսենը և հայ գաղթականության հարցը 1925—1929 թվականներին. 1974-IV . pp. 3-19.

The two-volume biography of Fridtjof Nansen has been published in Armenian.,

  • The two-volume composition written by Liv Nansen Hoyer about the life of his father, the prominent arctic explorer, scientist, humanist and great friend of the Armenian nation Fridtjof Nansen has been translated by Artashes Yayloyan and presented to the Armenian reader. The volume entitled ‘Nansen and the World’ contains information about the public activities of the great Norwegian during the First World War and post-war years. The chapter ‘A nation forgotten by Great Powers’ talks about Nansen’s moral and financial support to the Armenians, about his compassion and struggle against the indifference of European diplomacy on this issue. The next volume entitled ‘Eve and Fridtjof Nansen’ presents his travels and expeditions.

    - Felix Bakhchinyan Director of Fridtjof Nansen Fund
    “It is about Nansen’s actions: his humanitarian, public, political activities, when he was Norway’s ambassador in Great Britain, when in America during the First World War he managed to acquire stocks of grain to save the Norwegian people from starvation, as well as his aid to Russia, Ukraine, Armenian and other countries.”

    - Amalia Grigoryan Wife of Artashes Yayloyan
    “The book was translated from Russian although Artashes had studied Norwegian in the University of Oslo. The book has a long history. It was translated 17 years ago however it has had not managed to be published for many years. He was waiting impatiently for it to be published. I am sorry that he did not see the publication of the book.”
  • Nansen dut souvent aider des réfugiés, mais l'impression la plus pénible fut celle qu'il reçut de la tragédie des Arméniens. Au cours de son histoire, dès la plus haute Antiquité, ce petit peuple doué, cultivé et courageux souffrit des guerres et de toute sorte de catastrophes. A notre époque, les plus grands malheurs furent son partage et sa destinée est des plus tristes. Et notons que l'Europe est bien coupable : elle ne fit aucune tentative de modifier quoi que ce soit jusqu'à ce que les Turcs entreprirent l'extermination systématique du peuple arménien. Ensuite, lorsque les survivants essayèrent de s'organiser d'une façon ou d'une autre, les politiciens des grandes puissances firent semblant d'avoir oublié l'existence de ce peuple. Jusqu'a la fin de ses jours, mon père ne put oublier la déception que lui causa l'inaction de la Ligue des Nations. Dans la préface de son livre "A travers l'Arménie", publié en 1927, il écrivit: "Je ne puis imaginer qu'on ne soit pas profondément bouleversé en apprenant la destinée tragique de ce peuple remarquable. Bien que l'imperfection de ce récit me pèse, j'espère néanmoins que les faits exposés sur ces pages éveilleront la conscience de l'Europe".

    L'Arménie ancienne, située entre le Tigre et l'Ararat, occupait une position fort dangereuse à la limite de deux parties du monde. C'est par-là que passaient les voies commerciales du monde antique, mettant en relation le bassin de la Mer Noire et l'Asie, et les Arméniens, que Xénophon caractérisa comme "un peuple pacifique, riche et hospitalier", éprouvèrent pleinement ce que c'était que d'avoir des voisins puissants et belliqueux. Pareils à tous les peuples persécutés, ils acquirent des traits de caractère défensifs. La patience, la persévérance et l'initiative des Arméniens les aidaient à s'adapter facilement chaque fois que les conditions changeaient, mais cette capacité de travail et cet esprit d'initiative ne les faisaient pas toujours aimer dans les pays où ils émigraient et où ils s'efforçaient de commencer une vie nouvelle.

    Le christianisme fut introduit en Arménie dès les premiers siècles de notre ère et, malgré de nombreuses et sanglantes guerres religieuses, les chrétiens arméniens se distinguèrent par leur union. Leurs monastères étaient des centres culturels et la fidélité au christianisme coûta cher au peuple au cours de ses conflits avec les Turcs. Plus d'une fois, les hordes ennemies envahirent le pays, chassant la population de ses terres, mais les survivants revenaient de leurs refuges de montagne, des monastères ou des pays voisins où ils avaient trouvé asile pour retrouver leurs foyers détruits, leur pays ravagé et tout recommencer de zéro. Cela se passa toujours ainsi.

    Après la Première Guerre mondiale, les terres situées entre l'Asie Mineure et la Mer Caspienne et peuplées d'Arméniens furent partagées entre la Turquie et la Russie. Par des promesses d'autonomie, les Jeunes Turcs essayèrent de provoquer une insurrection d'Arméniens contre la Russie, mais leur proposition fut rejetée. Les Turcs considérèrent cela comme une entente secrète avec la Russie et, après la défaite de la Turquie en 1915, tout leur dépit et leur mécontentement se tournèrent vers la minorité arménienne. Les Jeunes Turcs décidèrent d'agir radicalement et d'en terminer une fois pour toutes avec les Arméniens. Cette politique n'était pas nouvelle. Les Turcs l'avaient appliquée auparavant. En 1876, Gladstone protestait déjà contre le terrorisme turc, le caractérisant comme une honte mondiale. Des dizaines de milliers d'Arméniens furent tués sous Abdülhamid et les Turcs préparaient un massacre du même genre, mais de plus grande envergure.

    Les persécutions commencèrent en Cilicie qui avait échappé aux massacres sous Abdülhamid. Environ vingt mille Arméniens furent chassés dans le désert et les marécages. Dans les autres villes et villages, la situation était à peu près la même. A Van, les Arméniens résistèrent aux massacreurs et le ministre de l'Intérieur de Turquie se servit de ce prétexte pour arrêter tous les fonctionnaires d'origine arménienne de Constantinople. Six cents chercheurs, juristes, médecins, écrivains et prêtres furent déportés en Asie Mineure; cette action fut caractérisée par le gouvernement comme,"mesures provisoires de précaution" et un rapide retour fut promis aux exilés. Huit personnes seulement revinrent de cet exil. C'est ainsi que furent éliminés les principaux défenseurs des intérêts du peuple arménien et l'on put commencer tranquillement la réalisation de ce qui avait été médité.

    "En juin 1915 s'accomplirent des atrocités, écrit Nansen, dont l'histoire n'a jamais connu la pareille".

    Les Arméniens étaient expulsés de tous les villages et bourgs de la Cilicie, de la Mésopotamie et de l'Asie Mineure. C'étaient d'interminables colonnes de condamnés à mort. L'on présumait que ceux qui ne mourraient pas en route, périraient ensuite de faim. Dès que commença la déportation, les gendarmes se mirent à tuer les hommes et les adolescents. Les femmes, les enfants et les vieillards étaient chassés de plus en plus loin, les jeunes femmes étaient vendues en route à ceux qui proposaient le plus d'argent. Le typhus sévissait et les cadavres encombraient le talus et empoisonna ient l'air. Ceux qui ne moururent pas en route furent conduits vers les déserts syriens où les attendait une mort certaine.

    Le 31 août 1915, le ministre des Affaires étrangères de la Turquie pouvait assurer à l'ambassadeur allemand de Constantinople : "La question arménienne n'existe plus". Mais il se trompait. Lorsque l'écho des cauchemars de l'été 1915 de l'Arménie Turque atteignit les capitales européennes, il y provoqua de l'indignation et de l'horreur. Les gouvernements alliés promirent aux Arméniens qu'à condition de se battre à leurs côtés, ceux-ci rentreraient en possession de leurs terres. Des volontaires arméniens du monde entier s'enrôlèrent sous les drapeaux des Alliés. Plus de 200 mille Arméniens moururent en combattant pour l'Entente. Les Turcs les déclarèrent traîtres, bien qu'ils se battissent contre les bourreaux de leur peuple.

    En 1918 après la défaite de l'Allemagne et de la Turquie, les Arméniens purent retourner dans leur patrie. Les Alliés trouvaient qu'ils avaient ainsi tenu parole. Mais pour assurer leur sécurité, il fallait faire entrer les troupes alliées en Arménie Turque, ce qui ne fut pas fait. Les Turcs étaient de nouveau les maîtres du pays et, une fois de plus, les Arméniens étaient trahis. Le dernier acte de la tragédie commença. En 1922, sous Kemal pacha, lorsque les Grecs furent chassés d'Asie Mineure, un grand nombre d'Arméniens se mêlèrent aux fuyards. Tous leurs biens furent confisqués, leur valeur atteignit plusieurs milliards.

    Cette fois, la cruauté ne s'expliquait même pas par le fanatisme religieux, puisque les Jeunes Turcs étaient presque absolument irréligieux. Les Arméniens étaient chassés d'Anatolie et l'Europe le prenait très tranquillement.

    Cependant, en Arménie russe, avec l'obstination qui leur était propre, les Arméniens se mirent à relever des ruines leur pays ravagé. Certaines organisations apportèrent des secours aux réfugiés qui submergeaient ce petit territoire et sauvèrent des milliers d'enfants.

    Pendant la Conférence de Paris, un Congrès pan arménien, constitué de représentants d'Arméniens de différents pays, formula l'exigence de créer un Etat indépendant, comme l'avaient promis les Alliés et le 19 janvier 1920, le Conseil suprême de la conférence décréta qu'il reconnaissait le gouvernement de l'Etat arménien et proposa à la Ligue des Nations de prendre la défense de cette république indépendante comme d'un Etat sous mandat. Mais la Ligue des Nations répondit qu'elle n'en avait pas les moyens et que ce genre d'activités ne faisait pas partie de ses obligations. A son tour, la Ligue des Nations proposa ce mandat aux USA Le président Wilson était prêt à donner son accord, mais le Sénat refusa.

    A la Conférence de Sèvres entre les Aillés et la Turquie, le 10 août 1920, on signa un accord, selon lequel l'Arménie était reconnue un Etat libre, indépendant et souverain. Trois mois plus tard le président Wilson détermina ses frontières et l'Arménie reçut un territoire de 87 mille kilomètres carrés. C'était évidemment beaucoup moins qu'on ne l'avait présumé, mais le peuple arménien s'en serait contenté Si les grandes puissances avaient entrepris sa défense. Voyant l'indifférence des gouvernements, Kémal pacha, violant le Traité de Sèvres, envahit l'Arménie.

    "Les grandes puissances restaient indifférentes. Ayant permis aux Arméniens de verser leur sang pour les Alliés, elles leur avaient donné en retour un papier sans valeur", écrivit Nansen.

    En avril 1920, le Pouvoir soviétique fut instauré à Batoumi, tandis qu'en septembre, à l'ouest les Turcs passèrent à l'offensive et prirent Kars et Alexandropole. Les Arméniens n'avaient ni munitions de guerre, ni équipement, ni vivres pour les soldats. Et personne ne vint à leur aide.

    En Arménie russe, en décembre 1920, une république soviétique fut déclarée avec comme capitale à Erevan. Toutefois, l'ancien gouvernement revint quelques mois plus tard. En avril 1921, les troupes rouges entrèrent dans le pays et l'Arménien Miasnikian prit la tête du gouvernement. Les hommes les plus capables du pays commencèrent la restauration de son économie. La misère était terrible, tout avait été détruit par les interminables guerres et invasions. En automne, la famine se déclara et des centaines de gens en tombèrent victimes.

    Dès la première session de la Ligue des Nations, Nansen avança la proposition d'admettre l'Arménie parmi ses membres et souligna que le pays avait besoin de secours.

    Pendant la seconde session, il souleva de nouveau cette question et Robert Cecil proposa un projet de résolution, déclarant qu'il fallait "donner une patrie" au peuple arménien. La résolution fut adoptée à l'unanimité. A la Conférence de Lausanne, cette nécessité fut de nouveau exposée par Lord Keynes qui caractérisa la question arménienne comme "l'une des pages les plus honteuses de l'Histoire". Néanmoins, le traité de paix fut signé sous une forme qui ne tenait aucun compte de l'existence des Arméniens.

    En 1924, Stanley Baldwin, leader des conservateurs de Grande-Bretagne, et Henry Asquith, chef du parti libéral, adressèrent à Ramsay Macdonald, leader des travaillistes et Premier ministre, la demande instante d'assigner une importante somme d'argent pour venir en aide aux Arméniens. La demande était argumentée en cinq clauses:

    1. Les promesses d'aide des Alliés avaient déterminé les Arméniens à participer à la guerre à leurs côtés.
    2. Pendant la guerre et après, les hommes d'Etat des pays alliés avaient plus d'une fois pris l'obligation d'assurer la liberté et l'indépendance des Arméniens.
    3. La Grande-Bretagne était partiellement responsable pour l'expulsion des Arméniens
    de l'Arménie turque après le massacre de Smyrne.
    4. Les cinq millions de livres sterling déposés par les Turcs à Berlin et qui, après la conclusion de l'Armistice, étaient passés à la Grande- Bretagne, étaient pour la plupart de l'argent arménien.
    5. L'état des réfugiés était intolérable et constituait un reproche aux puissances occidentales.

    Il est hors de doute que Macdonald et les travaillistes auraient satisfait cette exigence, pensait Nansen, mais le gouvernement fut contraint à démissionner et les conservateurs menés par Baldwin prirent le pouvoir. "Donc, cela doit se faire maintenant?" Mais le gouvernement de Baldwin se refusa à entreprendre quoi que ce fût pour secourir le peuple arménien et les réfugiés.

    "On se demande en désespoir de cause à quoi tout cela servait? Est-ce que vraiment ce n'étaient que des mots en l'air? Et la Ligue des Nations? Elle ne se sent pas responsable non plus?"
    , disait Nansen.

    En 1924, Nansen reçut du Conseil de la Ligue la mission de s'occuper des réfugiés arméniens. Il refusa d'abord, car il ne voyait aucune possibilité d'apporter une aide tant soit peu efficace. Mais lorsque le Conseil s'adressa une deuxième fois à lui et lui proposa d'entreprendre quelque chose en collaboration avec le Bureau international du travail, il vint en Arménie russe à la tête d'une commission d'experts, afin de voir si le pays était en état d'accueillir encore un certain nombre de réfugiés.

    Les représentants du Pouvoir soviétique acceptèrent d'admettre la commission à condition qu'elle travaillerait avec la participation d'un comité nommé par le gouvernement arménien. Nansen en fut même content. Les collaborateurs arméniens étaient compétents et leur connaissance du pays et du peuple facilita considérablement le travail de la commission dont l'itinéraire passait par Batoumi et Tiflis jusqu'à Erévan. La commission établit qu'environ 33 mille hectares de terre de cette région pouvaient être cultivés et qu'ils pourraient nourrir 25 mille personnes de plus. Un emprunt d'un million de livres était toutefois nécessaire. Le prix de la terre cultivée dépasserait de plusieurs fois la somme de l'emprunt. Les gouvernements arménien et russe étaient prêts à donner des garanties et le gouvernement arménien prit l'obligation d'affecter tous les impôts reçus des nouveaux - venus à l'amortissement de la dette.

    La commission assista à l'inauguration d'un canal d'irrigation arménien. L'installation était des plus impressionnantes et, d'après Nansen, elle avait coûté étonnamment bon marché.

    Partout, la commission était accueillie avec hospitalité, aussi bien par le gouvernement que par le peuple. A la veille du départ de la commission, la ville organisa en son honneur une soirée d'adieux en présence du chef du gouvernement et de son épouse. Au début du programme, on exécuta pour Nansen une pièce de Grieg pour quatuor à cordes, puis les hôtes écoutèrent de la musique folklorique arménienne et les oeuvres d'auteurs arméniens. Pendant le banquet, Nansen fut fêté comme "grand ami de l'humanité, venu du Nord, dont le nom serait pour les générations futures exemple de courage, aussi bien dans sa lutte contre les gouvernements traîtres de l'Europe Occidentale que contre les glaces de l'Arctique".

    Nansen était incapable d'oublier même une seule minute les sanglantes horreurs qu'avaient récemment vécues ces gens. Il convint avec son ami Kourguénian qui dit: "N'est-il pas vrai qu'un peuple dont l'âme a donné naissance à une telle musique ne peut mourir?".

    Le lendemain, le train les emportait à travers la vallée:

    "Au sud, s'élève l'Ararat et l'on voit très nettement sa cime puissante. L'énorme coupole enneigée scintille aux rayons du soleil couchant. Cette puissante montagne nous sauta aux yeux à notre arrivée, elle domine tout le pays. A présent que nous partons, elle se dresse de nouveau devant nous.

    En signe d'adieu, le mont géant a enlevé son chapeau de nuages. Nous voyons défiler devant nous les images du passé de ce peuple qui vécut ici depuis des temps immémoriaux, dans ces mêmes vallées, à l'ombre de l'Ararat et de l'Alaguiaz. Combien de luttes, de misère, de souffrances inévitables et si peu de victoires! Y a-t-il au monde un autre peuple qui ait tant souffert et qui n'ait pas disparu?"

    Nansen était convaincu que le seul lieu où ce peuple trouverait sa patrie était cette petite république. Afin de commencer certains travaux, il demanda 900 mille livres à la Ligue des Nations.

    "Enfin, le peuple arménien possède une patrie et je veux demander aux membres de cette assemblée s'ils croient possible de lui trouver un autre asile? Je crois connaître d'avance la réponse. C'est pourquoi je demande à l'assemblée de m'aider à réaliser cette unique possibilité de tenir toutes les promesses données au peuple arménien dans le passé".

    La majorité des gouvernements des pays membres de la Ligue donnèrent leur consentement et il semblait que cette fois, les promesses seraient enfin tenues. Mais au dernier moment, Winston Churchill, alors ministre des finances, télégraphia que la Grande-Bretagne ne pouvait soutenir cette proposition et sabota ainsi toute l'entreprise.

    Nansen en fut ulcéré. Il rendit visite à son ami Robert Cecil pour déverser toute son amertume: "Au diable votre gouvernement malhonnête !" - "Tous les gouvernements sont malhonnêtes", lui répondit lord Cecil.

    Quelques jours plus tard, Nansen se promenait solitairement au bord du Lac de Genève. Il y rencontra- par hasard Archak Safrastian, représentant arménien à la Ligue des Nations. Tous les deux étaient perdus dans les mêmes pensées douloureuses et les explications étaient superflues.

    "Je crois que les gouvernements des pays occidentaux ont décidé d'oublier l'accord conclu avec l'Arménie et ils refuseront d'aider les réfugiés, dit Nansen. Un jour ou l'autre, le destin le leur revaudra. Quand au peuple, il survivra et revendiquera ses authentiques droits nationaux. N'en doutez pas".

    Les débats de la Ligue des Nations eurent pour résultat la création d'une nouvelle commission. Cette situation pouvait durer encore de longues années. De retour d'Arménie, cette nouvelle commission conclut que le plan était parfaitement réalisable, mais que les possibilités de la banque russe étaient douteuses. Pourrait-elle présenter les garanties nécessaires?

    En 1926, Nansen contraignit la Ligue des Nations à s'occuper une fois de plus de la question arménienne. Il ne demandait plus que 300 mille livres pour verser une petite indemnité à chaque réfugié. Le gouvernement allemand, qui n'avait pris aucune obligation, proposa une somme de 50 mille livres; les gouvernements de la Grèce, du Luxembourg et de la Norvège promirent aussi une certaine aide. Mais les grandes puissances s'élevèrent. comme par le passé contre cette proposition et le projet s'écroula. A quoi auraient alors servi tous ces commissions, demandait Nansen indigné. Fallait-il les créer si les gouvernements n'avaient pas l'intention d'entreprendre quoi que ce fût? Si même les plus modestes exigences leur semblent trop grandes?

    Nansen ne voulait pas se rendre et il partit pour l'Amérique pour y donner un cycle de conférences. Au cours de ce long et fatigant voyage au Canada et aux Etats-Unis, il était accompagné de son épouse et de sa fille cadette. Nansen y défendait la cause des Arméniens et de la Ligue des Nations.

    En Europe aussi, Nansen prenait souvent la parole en faveur de l'Arménie. Quelquefois, ces tournées étaient beaucoup plus longues qu'il ne le projetait. Une fois, il partit en août et revint trois mois plus tard, vêtu du même complet d'été, sombre, fatigué et désolé de tout le malheur qu'il avait vu autour de lui.

    Mais à peine de retour, il envoya chercher Eve pour qui il avait acheté à l'étranger une petite robe, des souliers et quelques menus objets. Cela lui fit oublier pour quelques instants ses pensées sombres.

    En 1926, il réussit à fonder un Comité arménien uni dont il assuma la présidence. Le Comité était constitué d'amis de l'Arménie représentant l'Amérique, l'Angleterre, la France, la Belgique, l'Italie, ainsi que les organisations de la Croix Rouge, d'Aide au Proche-Orient, etc. La Ligue des Nations continuait à ne soutenir aucune proposition et Nansen en était fort affligé. Dans son livre "A travers l'Arménie", il exprime ses sentiments.

    "La Ligue des Nations pense-t-elle avoir accompli son devoir? Aya nt abandonné l'affaire à mi-chemin n'a-t-elle pas peur de compromettre son autorité? Lorsque la Ligue des Nations chargea son commissaire de prendre soin des réfugiés, et cela malgré ses protestations, elle empêcha les autres de s'en occuper, car personne ne pouvait même imaginer que la Ligue des Nations abandonnerait à mi-chemin ce qu'elle avait commencé, sans le conduire à sa fin.

    Les gouvernements européens sont excédés de cette permanente question arménienne. C'est bien compréhensible. Ils n'y ont jamais été à la hauteur de leur position. Rien que ces mots rappellent à leur conscience endormie un certain nombre de promesses qu'ils n'ont pas tenues. Car il s'agit toujours d'un petit peuple martyr, mais talentueux, qui ne possède ni sources de pétrole ni mines d'or.

    Malheur au peuple arménien qui s'est trouvé entraîné dans la politique européenne! Il aurait mieux valu pour lui que son nom ne fut jamais prononcé par aucun diplomate européen. Mais le peuple arménien ne pouvait se refuser l'espoir. Travaillant sans se lasser, il a longtemps, longtemps attendu. Il attend encore".


    Les constants refus de la Ligue des Nations d'aider à réaliser les plans de Nansen semblent étranges. D'ailleurs, les représentants des pays de la Ligue ne se décidaient quand même pas à répondre décidemment "non" à ses appels. Mais en 1927, il posa lui-même la question carrément: "Si personne ne veut rien sacrifier pour tenir les promesses faites à 1'Arménie, la Ligue des Nations n'est plus digne de s'occuper de cette question", déclara-t-il. Il exigea donc du Conseil de cesser de s'occuper de l'Arménie. Du moins, personnellement, il refusait de s'en occuper. Il ne se permettait plus de duper ce peuple. Il était capable de le servir par un autre et meilleur moyen. Il refusait le poste de commissaire suprême.

    On assista alors à un grand tumulte. Les représentants des grandes puissances se levaient à tour de rôle et le priaient de rester. Ils ne s'attendaient pas à cela, ils comprenaient quelle perte serait pour la Ligue des Nations le départ d'un homme comme Fridtjof Nansen et ne voulaient pas en venir à cette extrémité.

    Le Conseil prit à l'unanimité la décision de prier Nansen de s'adresser encore une fois aux grandes puissances et de leur demander la somme nécessaire. Le professeur I. S. Worm-Müller, alors représentant de la Norvège à la Ligue des Nations, écrivit dans son journal après une rencontre avec Nansen : "Tourmenté, les cheveux blanchis, le visage ridé, infiniment fatigué, le regard triste et, pourtant, il est droit et svelte, ferme et énergique, puisqu'il sait qu'il est sur le droit chemin et que le bien vaincra la cruauté".

    Ainsi, le 26 septembre 1927, Nansen adressa de nouveau aux membres de la Ligue un discours émouvant. Un certain nombre de gouvernements promirent de faire crédit, mais l'Angleterre et la France refusèrent. Nansen continua ses activités avec les moyens qui se trouvaient à sa disposition. En 1928, il installa en Arménie 7000 réfugiés et en 1929, il signa un accord d'après lequel 12000 autres fuyards devaient s'installer en Arménie. Ce lui était une grande joie. Mais à cette époque, il avait déjà déclaré au Conseil de la Ligue qu'il ne pouvaient continuer à accomplir la mission dont la Ligue l'avait chargé, car la position passive des grandes puissances l'empêchait de se procur er les sommes nécessaires. Il était donc contraint à exiger une fois de plus que la Ligue des Nations cesse toute participation au rapatriement des réfugiés arméniens. Cette fois, sa proposition fut acceptée et ce fut sa dernière année à Genève.

    En 1930, après la mort de mon père, l'Association Royale des arts organisa à Londres une réunion en mémoire de Nansen avec la participation des représentants de la petite communauté arménienne d'Angleterre.

    "Courageusement, sans se soucier de lui-même, cet homme s'était attelé à une tâche qu'aucun représentant des grandes puissances ne se décida à assumer, dit le représentant des Arméniens. Seuls ceux qui l'ont connu de près peuvent juger de toute la difficulté de cette tâche, des énormes obstacles qu'il lui fallait surmonter, de l'infinie patience et de la délicatesse qu' il montrait dans les situations les plus compliquées. Seuls ceux qui participaient eux-mêmes à ce travail peuvent comprendre quelle reconnaissance lui doit tout le peuple arménien. Il était si profondément bouleversé par la tragédie du peuple arménien et les injustices qu'il lui fallut subir que, bien qu'ayant parfaitement conscience des obstacles qu'il faudrait surmonter et des échecs qu'il allait essuyer, il se consacra de toute son âme à la cause des Arméniens, exposant nettement et sans ambiguïté les faits tels qu'ils étaient devant la Ligue des Nations et les grandes puissances.

    Nous, les Arméniens, nous l'aimerons et l'honorerons toujours, nous rendrons profondément hommage à la mémoire de celui que Dieu envoya pour représenter et défendre notre cause. Qu'il repose en paix pour l'éternité, là où aucune douleur humaine ne viendra déranger son repos éternel et sacré".


    La foi de Nansen en la Ligue des Nations fut souvent éprouvée, mais il crut toujours fermement au peuple arménien. Il ne cessait de répéter aux Arméniens qu'il ne devaient compter que sur eux-mêmes. Ayant rencontré Poghos Noubar-Pacha après son voyage en Arménie en 1925, il lui dit : "A peine sorti d'une catastrophe sans précédent dans l'histoire mondiale, votre peuple s'est mis à planter des arbres, à creuser des canaux et à construire des centrales hydroélectriques. Fort de son histoire et de sa culture millénaires, de son courage sans exemple, de son énergie et de son obstination extraordinaires, votre peuple se relèvera et reconstruira son pays".

    Nansen ne put voir pas à quel point ses paroles se justifièrent.

    "Il ne fallut qu'un quart de siècle pour montrer la justesse des prédictions de notre ami Nansen qui croyait à la persévérance et aux forces créatives de notre peuple, m'écrit un Arménien, avocat célèbre à Alexandrie. Mais il n'avait pas simplement foi en nous, cette foi se basait sur une profonde connaissance de notre histoire".

    Le 13 mai 1955, le jour du vingt-cinquième anniversaire de la mort de Nansen, les Arméniens de tous les pays organisèrent à Genève de grandes solennités en son honneur. Les écoles et les communautés arméniennes du monde entier rendirent hommage à la mémoire de "L'ami des Arméniens", tous les journaux arméniens imprimèrent des articles consacrés à sa mémoire et l'on publia un livre sur Nansen avec certains extraits de ses archives arméniennes.

    A présent, on vient d'adopter la proposition des Arméniens de lui élever un monument à Oslo. Mais le meilleur monument à mon père est l'affection et la reconnaissance éternelles que lui portent les Arméniens

  • Llyv Nansen Heyer
à compléter

-I.Présentation - II.Arménologie - III.Recherches-Analyses-Approches ADIC - IV.La vie arménienne en diaspora -V.La culture arménienne et l'art- VI.Histoire - VII.Arménie(s) - VIII.Les différents environnements & l'Arménie - IX.Génocide de 1915 et enchaînements politico-médiatiques - X.Inconscient(s) collectif(s), Mémoire(s) et 1915 - XI.Religion(s) et Théologie(s)