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Photo : H.BABESSIAN, 3 bis passage Lauzun Paris

Le général ANDRANIK
et ses batailles (I)
:
Andranik encerclé
Extrait des Mémoires
de Vahan Totoventz

- Extraits choisis par Anahite Ghévorguian -
- L'Arménie ressuscitée -
- Erévan 1989,
N° 6 pp 23-29 -



Recherche bibliographique : Nil Agopoff
- Numérisation : Méliné Papazian -
Photos d'Antranik : Collection Pascal Nicolaïdes

ARAX - Photographie d'Art . 9, rue Papillon, Paris
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  • La révolution rouge d'octobre éclatée à Petrograd, se répandit dans diverses régions du vaste empire russe.

    Etant dorénavant coupée du gouvernement central, la Transcaucasie était liée à elle-même. Les trois gouvernements de la Transcaucasie se réunirent pour former le commissariat de Transcaucasie.
    Dès avant la Révolution d'octobre, les Arméniens (de Turquie et de Russie) avaient tenu chacun leur congrès et avaient élu leur conseil national (le conseil des Arméniens de Turquie s'appelait Conseil des Arméniens occidentaux). Les Géorgiens et les Tatars avaient également leurs organes directeurs. Ces conseils étaient chargés du règlement des problèmes intérieurs du pays, et du rétablissement des relations avec le gouvernement provisoire de Russie. Après la Révolution d'Octobre, les nations la Transcaucasie avaient besoin d'une vie et d'activités semi étatiques.

    Le résultat de ce besoin fut le Commissariat de Transcaucasie assorti de la diète. Mais ce n'était pas le rapprochement des conseils nationaux qui donna naissance à ces organes, mais la convergence des courants politiques de Transcaucasie.

    Les courants dominants au commissariat et à la diète étaient le Parti révolutionnaire arménien des dachnaks, la social-démocratie géorgienne et le Parti moussavatiste des Tatars.

    A cette époque les Russes conservaient encore leurs positions et ils entrèrent dans le Commissariat non pas comme représentants de tel ou tel courant, mais comme ceux de la nation russe.

    La Transcaucasie s'adonna, comme je l'ai dit à des activités semi étatiques. Nous câblâmes à Andranik de se rendre immédiatement à Tiflis, mais ne reçûmes aucune réponse.

    On se demandait avec inquiétude ce qui était arrivé au général. Nous télégraphiâmes à un ami d'Armavir pour lui demander de contacter le général à Rostov ou à Minvody, et lui demander de se rendre immédiatement à Tiflis. L'ambassadeur nous demandait de tenir le général au courant.

    Mais nous étions sans nouvelles du général.
    Enfin Andranik que nous comptions voir arriver par voie maritime, regagna Tiflis via Bakou.
    Ma première question, quand j'allai le trouver un quart d'heure après son arrivée, fut :
    - Pourquoi ce retard, mon général?
    - Ma résidence à Rostov était investie, répondit-il en souriant.
    - Ce n'est pas le moment de plaisanter, mon général, fis-je remarquer.
    - Mais je ne plaisante pas, les cosaques m'avaient pris pour un leader bolchevik, et avaient assiégé ma maison pendant trois jours.
    - Et puis?
    - Puis, je suis quand même parvenu à me libérer... Il se tut. Mais comme j'insistais, il poursuivit :
    - A la nuit tombée je remarquai que ma maison était assiégée.

    Des mitrailleurs avaient pris position sur les toits des maisons environnantes. C'étaient des cosaques convaincus qu'ils cernaient la maison d'un bolchevik. Nous étions cinq personnes armées dans la maison. Nous nous retranchâmes prêts à nous battre, tout en essayant d'établir une communication téléphonique avec nos amis de l'extérieur afin de leur demander de trouver un moyen d'intercéder auprès des assiégeants. Ce ne fut qu'après trois jours que nous pûmes avoir le général anglais Shaw au téléphone et lui faire comprendre notre situation.

    - Je vous ferai libérer tout de suite, nous promit le général Shaw.

    Andranik décrivait avec tant de feu le danger réel qu'il avait couru, que j'avais l'impression qu'il me faisait le récit d'une de ses batailles inégales de Sassoun.

    - Enfin, reprit Andranik, quelques cosaques qui me connaissaient vinrent s'assurer de mon identité, m'embrassèrent et me firent sortir sous les hourras et les hosannahs. Puis les cosaques me donnèrent dix hommes pour m'accompagner jusqu'à Tiflis, mais je les renvoyai après Gandzak.

    Andranik arriva à Tiflis quand le front caucasien se désagrégeait déjà.

    L'ARMEE ABANDONNE LE FRONT

    Profitant de mes notes, je citerai, ici, certains passages du discours de M. Archak Djémalian, concernant l'histoire de l'effondrement du front caucasien. M. Archak Djémalian était un des délégués envoyés à Erzinçan, afin de mener des négociations d'un cessez-le-feu avec les Ottomans. A son retour, M. Djémalian fut invité à la conférence des Arméniens de Turquie pour décrire la situation au front.

    - Au début, les Turcs étaient accommodants et désireux de conclure un cessez-le-feu. Mais bientôt ils profitèrent de la démoralisation de nos troupes qui, pendant que nous tâchions d'amener les Turcs à nous faire des concessions, désertaient le front et se dirigeaient vers Erzinçan, et scandant: "Rentrons dans nos foyers". Il n'y a plus un seul soldat russe au front, poursuivit Djémalian, nous ne devons plus compter que sur nous-mêmes, mais la mentalité de "rentrer au foyer" a gagné aussi les tirailleurs arméniens.

    Déjà plusieurs soldats arméniens avaient pris le chemin de leur maison, et quand nous leur expliquions que leur désertion permettrait aux Turcs d'avancer vers le Caucase et faire connaître aux Arménien du Caucase le même sort qu'aux Arméniens de Turquie, ils nous répondaient:

    - Nous avons fait pleinement notre devoir, laissez les fils des aghas et de bourgeois se battre un peu à leur tour. Devons-nous être les seuls à défendre la patrie. Et ils déversaient, non sans raison, des flots d'injures sur la patrie et les hommes planqués à l'arrière.

    Nous avions à défendre la ligne caucasienne depuis Van jusqu'à Tortoum, dont la défense était assurée, ces dernières années, par la grande armée russe.

    Le peuple arménien était coincé entre les deux ailes du pantouranisme.

    La presse arménienne était unanime à défendre l'idée de la nécessité de tenir le front ; mais les armées russes reculaient rapidement, démoralisant tout sur leur passage, et abandonnant dans la poussière et la boue les richesses de l'immense empire.

    Du jour au lendemain les nations de la Transcaucasie étaient forcées à envisager leur destin, sans avoir aucune tradition ni expérience de diriger et d'administrer un Etat.

    Les Géorgiens barraient aux soldats russes l'accès de Tiflis; les Tatars pillaient les soldats russes qui se dirigeaient vers Bakou; il n'y avait que l'Arménie qu'ils pouvaient traverser sans encombres.

    Les dépêches pleuvaient du front à l'adresse du Conseil des Arméniens occidentaux: "L'armée russe a déserté le front, abandonnant vivres et munitions. Il ne reste plus qu'une dizaine de personnes. Envoyez-nous des soldats, il y a tout sur place, ici."

    Tous les télégrammes provenant depuis Van jusqu'à Trébizonde avaient à peu près ce même sens.

    Le Conseil des Arméniens occidentaux convoqua une conférence pour organiser la défense des régions occupées. Après l'armistice sur le front caucasien, le Conseil des Arméniens occidentaux convoqua toutes ses filiales et tous les Arméniens de Turquie à participer à la première conférence, pour organiser la défense des trois provinces occupées de l'Arménie.

    Les délégués venaient de toutes les régions. Ils arrivèrent à temps.

    La conférence fut unanime dans sa décision de défendre l'Arménie à tout prix, de verser la dernière goutte de sang, d'agir solidairement avec tous les partis et les secteurs. La conférence, cette forme renforcée de Conseil des Arméniens occidentaux, décida de former une unité composée d'Arméniens occidentaux pour assurer la défense de l'Arménie, et qui fut appelée Unité de défense du territoire arménien.

    Lorsqu'il fut question de choisir le commandant de cette unité, le héros populaire arménien, Andranik fut élu à l'unanimité.

    Comme il avait été décidé d'agir de concert avec le Conseil national des Arméniens de Russie, notre conférence décida de faire entériner cette élection par le Conseil national.

    Entretemps une délégation composée de Rouben Ter-Minassian, Vahan Papazian et de Sépouh vint trouver Andranik pour lui proposer d'assumer le commandement d'une unité.

    - Qui représentez-vous? leur demanda Andranik.
    - Nous représentons le bureau des dachnaks, répondirent-ils.

    Andranik refusa, en disant:
    - Je n'ai rien a voir avec les partis. Je ne leur reconnais pas le droit de me désigner à un poste. Le conférence des Arméniens occidentaux m'a déjà confié le commandement de l'Unité de défense du territoire arménien.

    Les délégués dachnaks s'en allèrent offensés Parmi ces représentants du parti des dachnaks l'attitude de M. Vahan Papazian était la plus extraordinaire, puisqu'il présidait la conférence des Arméniens occidentaux et en même temps avait été élu représentant du parti avec la mission de proposer le poste de commandement à Andranik.

    L'élection d'Andranik donna lieu à de longues et vives discussions au Conseil national des Arméniens de Russie. C'étaient surtout les représentants de la génération aînée qui s'opposaient à la nomination d'Andranik au poste de commandant, prétextant sa condition civile et afin de ne pas exciter les Turcs.

    Les discussions s'éternisaient tellement qu'un beau matin Andranik, désespéré de faire comprendre que chaque instant de retard était fatal, prit son fusil et alla trouver le commandant en chef russe, pour lui dire qu'il voulait monter au front comme simple soldat.

    - Tout retard équivaut à une trahison, expliquait Andranik.

    Ce geste fit une impression profonde sur les membres du Conseil national et sur tout le peuple, et après avoir discuté toute la nuit, le Conseil national donna son accord pour la nomination d'Andranik au poste de commandant.

    Ainsi Andranik prenait le commandement de l'Unité de défense du territoire arménien, financée par le commissariat de l'Arménie.

    La conférence des Arméniens de Turquie élut parmi ses participants un conseil appelé à organiser l'Unité de défense du territoire de l'Arménie et à mener la politique étrangère.

    Le congrès des Arméniens de Russie, à Erévan, n'avait pas reconnu au Conseil des Arméniens occidentaux le droit d'administrer les affaires politiques, mais la conférence se considéra assez représentative pour investir le conseil, compte tenu des impératifs du moment, du droit de s'ingérer dans les affaires diplomatiques.

    Ce conseil reçut le nom de Conseil de sécurité de l'Arménie. A Chamkhor, l'armée russe se trouva dans une situation totalement imprévue. Des années durant la Russie avait montré une grande sollicitude aux Tatars de Transcaucasie et elle ne s'attendait pas que les soldats tatars de l'armée régulière, bien entraînés et équipés, creusent des tranchées selon les principes de la dernière guerre, à Chamkhor, et ouvrent le feu sur le convoi de transport de troupes russes faisant des milliers de morts.

    Les troupes qui rentraient chez elles, y furent massacrées par les Turcs, pillées, désarmées et dirigées sur Bakou.

    En certains endroits, les Tatars ne se gênaient pas de montrer une hostilité ouverte à l'égard des Arméniens.

    La patrie des Arméniens du Caucase était sous le coup d'une menace imminente. Des combats de rues étaient attendus. La population arménienne de Gandzak est déjà en état de siège.On est sans nouvelles du Gharabagh.

    La route menant d'Erévan à Van n'est pas sûre. Le village de Sadakhlou, sur la route Tiflis-Erévan est entourée de Tatars armés et constitue le premier front de nos soldats.

    Chahoumian, commissaire arménien de la Russie soviétique pour le Caucase, s'était rendu à Bakou. Il nous avait promis que la Russie soviétique ferait son possible pour l'indépendance de l'Arménie turque. Mais ce n'étaient que des promesses platoniques. Rien ne fut entrepris pour maintenir ne fût-ce qu'une partie insignifiante de l'armée russe sur le front caucasien, pour servir de noyau à une armée entraînée et disciplinée.

    Les Géorgiens avaient promis de défendre la ligne Trébizonde-Batoum-Tortoum, mais ne firent aucun préparatif en ce sens. Les soldats arméniens de Turquie affluaient de tous côtés et pénétraient à Van, à Bitlis, à Erzeroum. A peine quelques soldats géorgiens avaient été vus dans la région de Batoum.

    Les milieux dirigeants arméniens s'adressent aux Géorgiens. Ce n'est que beaucoup plus tard que ceux-ci apprirent au Conseil national arménien, qu'ils n'avaient pas les moyens de lever une armée, et qu'ils avaient commencé des pourparlers avec l'Allemagne. Ils conseillaient de suivre leur exemple.

    Guédetchkori, le ministre des Affaires étrangères de l'actuelle Géorgie, et une des figures les plus notoires des sociaux démocrates géorgiens, ajoutait : La situation de la Transcaucasie ne peut être sauvée que par voie diplomatique.

    Le peuple arménien ne pouvait trahir la cause des Alliés. Nos dirigeants refusèrent résolument la proposition de mener des pourparlers avec l'Allemagne.

    Sous le couvert de la bienfaisance turque, les Tatars avaient envahi les régions occupées de l'Arménie, et grâce à l'aide matérielle provenant de Bakou, y créaient une organisation solide. Du jour au lendemain le peuple arménien dut faire face à la nécessité de se battre sur plusieurs fronts. Le Conseil national publiait des appels émouvants en vue de compléter les rangs éclaircis du corps des Arméniens de Russie. La réponse était d'une lenteur désespérante.

    Le Conseil de sécurité de l'Arménie lance des appels pour se joindre à Andranik. Les soldats arméniens de Turquie répondaient bien à ces appels, mais c'était bien insuffisant pour défendre ce front étiré. Les officiers manquaient, il n'y avait que des soldats verts, trop jeunes. Et pas le temps de les entraîner.

    DES MAÎTRES, DES MAÎTRES, DES MAÎTRES...

    Le petit peuple arménien avait plusieurs maîtres, tous autonomes et investis de pleins pouvoirs. Il y avait le Conseil national des Arméniens de Russie, avec ses filiales autonomes, le commandement du corps des Arméniens de Russie, le commandement de l'Unité de défense du territoire arménien, le commissariat d'Arménie.

    Auprès de ces organes directeurs, l'Union militaire arménienne qui joua un rôle des plus funestes dans l'organisation de la défense des frontières de l'Arménie. Cette Union était constituée d'officiers arméniens de Russie, qui servaient dans l'armée russe avant la désorganisation du front. Elle avait son organe spécial à Alexandropol.

    Au début, la presse arménienne soutenait cette Union et son organe spécial, afin d'en faire une organisation plus homogène et plus efficace. L'Union militaire avait ses filiales dans toutes les localités libérées par l'Arménie. Ces filiales étaient formées de quelques officiers, qui s'emparaient des munitions et des provisions et commençaient à lancer des ordres à gauche et à droite, sans tenir compte qu'ils représentaient plutôt un cercle de conseillers que de dirigeants.

    Les ordres du commandement de l'Unité de défense du territoire arménien, et du commandement du corps des Arméniens de Russie, provenant de Tiflis, n'étaient pas exécutés par ces cercles.

    Ainsi fut créé un Etat dans l'Etat.
    Les dépêches parvenaient de toutes parts:
    - L'Union militaire nous empêche d'exécuter vos ordres.
    - L'Union militaire ne nous fournit pas de munitions.
    - Ordonnez à l'Union militaire loca le de ne pas gêner nos activités.

    Rien ne servit à refréner l'arbitraire de cette organisation. En dehors de toutes ces organisations, il y avait les partis avec leurs ramifications qui représentaient autant d'autorités. En certains endroits c'était le comité d'un parti qui était maître de la situation, en d'autres c'était le Conseil national, l'Union ou le commandement.

    Et ce n'était pas tout.

    Comme j'ai mentionné plus haut, il y avait le groupe principal des officiers russes sous le commandement du général Lébédinski, dont les ordres étaient exécutés sans discuter, et au-dessus de tout, le général Otitchélidzé, à Erzeroum, dont j'aurai encore l'occasion de parler en décrivant la chute de Karine.

    Et n' oublions pas encore l'organe suprême de la Transcaucasie, le commissariat formé des représentants des trois nations et sa diète, enfants des trois nations et de divers partis. Toutes ces organisations devaient obéir à un seul organisme, chacune accomplissant son devoir. Mais il n'en fut pas ainsi.

    Toutes ces organisations restèrent isolées, incompatibles. Le problème de la sécurité physique de l'Arménie était toujours dans un état déplorable.

    Mais je n'ai pas encore terminé l'énumération des autorités: je n'ai rien dit de la presse!

    Chaque organe de presse affichait une opinion différente. A l'initiative du Conseil de sécurité de l'Arménie, il fut décidé de créer une assemblée des représentants de presse, mais à peine deux ou trois journaux y répondirent.

    La presse informait du nombre de soldats et de leur destination. Le commandement militaire faisait de vains efforts pour empêcher la publication de ces secrets militaires, les rédacteurs ne voulaient rien entendre.

    L'Arménie relevait du Conseil de sécurité de l'Arménie et de l'Unité de la défense du territoire; l'Horizon était rattaché au bureau du Parti des dachnaks; Mechak était totalement anarchiste.

    Dans un de ses éditoriaux, ce dernier écrivait: "Nous autres Arméniens de Russie, défendons le front caucasien; que les Arméniens de Turquie défendent donc les frontières de l'Arménie turque."

    H. Arakélian était loin de penser qu'une fois l'Arménie turque soumise, les Turcs soumettraient le Caucase.

    N'oublions pas encore Stépan Chaoumian, le commissaire extraordinaire de la Russie soviétique pour le Caucase, qui se trouvait à Bakou, et d'où nous désespérions de recevoir des renforts pour défendre nos frontières.

    Et pourtant nous comptions beaucoup sur Bakou. Voilà la situation morale et administrative de la Transcaucasie à la veille de notre grande bataille.

    L'enthousiasme était grand, mais comme toujours c'était un enthousiasme arménien. Tout le peuple arménien avait son regard tourné vers Karine où le 3 mai devait se tenir le congrès qui devait proclamer l'indépendance de l'Arménie.

    Pour vous donner une idée de la situation militaire du front arménien du Caucase avant la chute de Karine, je rappellerai, ici, le mémoire du général Andranik remis aux représentants des Alliés, au début de 1918. Heureusement je tiens l'original arménien de ce mémoire auquel je me réfère. Je laisse de côté les détails sans importance ou
    qui ne peuvent être publiés.

    Ce mémoire fut traduit en anglais et en français et fut soumis aux ambassadeurs américains, anglais et français, ainsi qu'aux missions militaires. Voici les éléments principaux de ce mémoire:

    "Votre soutien moral et votre assistance matérielle sont indispensables pour le succès total et la réalisation de notre oeuvre sacrée.

    "Nous avons besoin de militaires (d'officiers) pour une rapide organisation de cette oeuvre, afin de sauver le pays et d'empêcher la terrible panique que causeraient les lenteurs.

    "Si nous traînons, l'ennemi pourra nous devancer, et alors tout le Caucase baignera dans le sang.

    "Notre peuple est mal organisé et manque d'expérience, vous devez nous aider, surtout au début.

    "Sans entrer dans les détails, je trouve qu'il est essentiel de vous donner quelques renseignements importants sur l'état actuel de notre organisation.

    "On m'a confié de former trois brigades: de fantassins, de cavaliers et d'artilleurs, équipées de mitrailleuses et de moyens de liaison. Pour mettre sur pied ces effectifs, le commandement de l'Unité de défense du territoire arménien a besoin de 350 officiers de tous grades. A ce jour nous disposons d'une cinquantaine d'officiers jeunes et inexpérimentés, frais émoulus de l'école militaire.

    "Pour bien assurer notre action, nous avons besoin d'une centaine d'officiers expérimentés.

    "On m'a envoyé un officier qui dès le premier jour a demandé sa solde, avant même d'avoir entrepris quoi ce soit. Et nos moyens financiers sont bien connus.

    "Actuellement nous disposons de trois cents soldats fin prêts sur la ligne Manazkert-Alachkert-Poulanech. Van promet de mettre sur pied six mille soldats. Nous avons mille soldats à Khenous, deux régiments de mille sur la ligne Erzeroum-Karine. Dans vingt jours nous aurons quinze mille hommes sous les armes.

    "La discipline est essentielle pour organiser et poursuivre notre oeuvre, mais elle est inexistante.

    "Bien que le commandement de l'Unité de défense du territoire arménien me soit confié, diverses personnes civiles ou militaires essaient d'intervenir.

    "Cela est contraire à la discipline.

    "Je vous donne tous ces renseignements parce que Vous êtes nos alliés puissants, et ne veux rien vous cacher.

    "Aujourd'hui nous avons reçu des nouvelles de nos troupes d'Erzinçan et de Khenous, nous apprenant qu'elles se repliaient sur Bitlis, ayant abandonné le pont d'Akhlat. Nous manquons de personnel technique, les employés des chemins de fer désertent leurs postes. Dans quelques jour nos chemins de fer cesseront de fonctionner. Trébizonde se vide de ses habitants qui abandonnent d'énormes richesses. Les Géorgiens ne font rien pour défendre cette ligne que l'ennemi pourrait facilement couper.

    "Ceux qui désertent le front, détruisent tout sur leur chemin. La division de Kilkit et du Turkistan a abandonné le front.

    "Telle est la situation actuelle.

    "Il ne reste plus que huit cents hommes a u 5e régiment arménien de Tan, qui ne veulent plus rester.

    "Les régiments du corps arménien ne sont en fait que des bataillons composés de mille hommes.

    "Nous ne disposons pas de wagons pour le transport.

    "Nous n'avons aucun moyen de transport pour traverser les défilés enneigés arméniens.

    "Dieu veuille que mes prévisions ne se réalisent pas. Je dis que chaque sommet du Caucase explosera comme un volcan. Tous les Turcs sont armés depuis Vladikavkaz jusqu'à Bakou et Gandzak, de Gandzak jusqu'à Nakhitchévan, excepté les Shahsévans de l'Iran du Nord.

    "Après tout cela, la gouvernement révolutionnaire (!) du Caucase organise des régiments de Turcs, et les arme afin d'attiser le conflit entre les trois nations du Caucase, pour qu'elles s'entretuent plus complètement.

    "Les Tatars ont déjà commencé à attaquer les stations. Et encore nous sommes en hiver. Bientôt, après la fonte des neiges, les assauts seront encore plus enragés.

    "Nous avons déjà renoncé à notre vie, nous sommes prêts à verser notre sang, mais quel sera l'avenir de ce pays malheureux?

    C'est à vous, alliés puissants, de nous aider, pour prévenir la situation terrible qui peut survenir.

    "J'ai été surpris d'apprendre que le gouvernement caucasien aide les Turcs qui ont déjà brandi le drapeau de l'insurrection. J'ai appris aussi avec un serrement de coeur que vous fournissez aux Turcs une aide matérielle.

    "Si pendant la guerre de Crimée les Anglais n'avaient aidé les Turcs, à présent ils n'auraient pas levé la tête contre les Alliés.

    "Voilà ce que j'ai à vous dire. Le cas échéant je pourrais compléter oralement.

    "Permettez-moi d'ajouter que le danger qui approche est très sérieux, non seulement pour le peuple arménien, mais pour la cause des Alliés.

    " Voilà le mémoire du général Andranik, éloquent par sa sincérité et sa concision.

    Il faut penser que le général Andranik peignait notre situation dans des tons moins mornes que la réalité, par scrupule face aux représentants des Alliés.
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à compléter