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"La situation des Arméniens dans le Royaume de Géorgie"

Pr. Alexandre KHAKHANOV, délégué de la Société Impériale archéologique de Moscou au XI° Congrés des Orientalistes (Paris 1897)

Journal asiatique, Paris Mars-Avril 1898, pp 337-344.

Ch.II Congrès des orientalistes et les Arméniens


Le Collège Nercessian àTiflis

[p337 >]* Les anciennes annales géorgiennes, Khartlis Tzchovrébo, revues et coordonnées au commencement du XVIIIe siècle par le savant roi législateur Vakhtang VI, débutent par une légende qui nous dit que les Arméniens et les Géorgiens proviennent de deux frères, Aos et Carthlos, fils de Torhou l'un des descendants de Japhet. Cette nouvelle assertion se trouve dans les annales de Géorgie, qui datent du VIIe siècle, est empruntée à Moïse de Khorène, dont l'autorité n'est pas encore ébranlée à tel point qu'on puisse dire que son Histoire d'Arménie n'est qu'une compilation artificielle tirée de sources étrangères ou indigènes.

[p338 >] Aujourd'hui, l'idée que le père de l'histoire arménienne et le rédacteur des annales géorgiennes, Vakhtang, avaient conçue relativement à l'origine des Arméniens et des Georgiens, à savoir qu'on pouvait les faire remonter à un seul et même aïeul patriarche, est complètement abandonnée et réfutée par les linguistes et les anthropologues, qui de tous les savants sont les plus propres à éclaircir le problème si difficile à résoudre de la parenté plus ou moins éloignée existant entre les différents peuples. Les Arméniens, d'après le témoignage de la linguistique comparative, appartiennent au groupe des peuples indo-européens, tandis que les Géorgiens, qui ne font partie d'aucune des familles de langues établies (arienne, sémitique, touranienne), ont formé un groupe indépendant, le groupe d'Hérie. De même, les recherches anthropométriques nous apprennent que, par leur taille et la forme de leur crâne, les Géorgiens et les Arméniens sont deux différents types de la race blanche.

Cependant la légende concernant les liens de parenté qui unissent les Arméniens aux Géorgiens, formée au XVIIe s., a sa raison d'être et son explication dans l'histoire, de même qu'elle a une certaine importance. Cette légende a pris naissance dans les rapports existant entre les Géorgiens et les Arméniens; elle a raffermi et sanctifié la communauté des intérêts de ces deux anciens peuples de l'Orient qui vivent côte à côte dans la Transcaucasie depuis plus de mille ans. Les légendes, comme nous savons, ne nous parlent jamais de l'avenir idéal, mais toujours du passé; elles naissent de tout le mécanisme compliqué de la vie sociale, des moeurs et des idées d'un peuple dans le cours des siècles.

Les crises historiques que la Géorgie a traversées ont fourni un sujet abondant à la légende mentionnée plus haut.

Les rapports politiques et religieux des Géorgiens avec l'Arménie à l'époque de son indépendance; l'émigration des Arméniens en Géorgie, qui a commencé au V siècle et a continué à s'accroître jusqu'à nos jours ; les rencontres incessantes avec la Perse et la Turquie, toutes ces circonstances [p339 >] ont fait plier sous le même Joug deux peuples, étrangers l'un de l'autre par leur origine, mais également maltraités par le destin et unis par les souvenirs de leurs désastres communs. Le malheur est souvent le seul ciment qui lie entre eux les hommes, comme le ciment d'un sous-œuvre sur lequel s'élève un nouvel édifice contre les ravages du temps ; et l'histoire de la Géorgie et de l'Arménie ne nous parle que des souffrances du peuple, de champs dévastés, de sanctuaires profanés, etc.

La première fois que les annales géorgiennes citent les Arméniens, c'est pour mentionner qu'ils ont reçu la foi chrétienne de la même source, c'est-à-dire de Byzance. La séparation de l'Église des Arméniens qui adoptèrent le dogme de l'unité de nature en Jésus-Christ, la nature divine (contrairement au dogme orthodoxe sur l'existence de deux natures, humaine et divine ) eut lieu au concile de Chalcédoine en 451. Mais cette désertion des néo-convertis de l'Eglise grecque ne changea rien aux relations entre les Géorgiens et les Arméniens; dans une des provinces de la Géorgie, Somkhéti, on voit même s'établir librement la religion grégorienne. Il est vrai que les tentatives des rois Bagrat IV, de David le Révocateur, de Tamara .(XI-XIIe siècle) par l'entremise de Mkhitar, auteur des Lois civiques et ecclésiastiques après Justinien, pour l'union des deux Eglises, furent infructueuses, mais les liens d'amitié n'en souffrirent pas. Sous David le Révocateur, les Arméniens se mirent sous la protection exclusive de l'administration géorgienne. Ce roi, profitant des croisades dans l'Asie Mineure, délivra la Géorgie de la domination des Turcs seldjoukides, prit Ani, la capitale de l'Arménie, et transplanta les Arméniens, pour les intérêts économiques de la contrée dévastée, dans les villes abandonnées ou nouvellement fondées de la Géorgie. Les annales géorgiennes et les historiens arméniens eux-mêmes affirment que le roi David aimait les Arméniens et était si tolérant pour leur religion, qu'il entrait dans les églises arméniennes et recevait la bénédiction des prêtres arméniens. Non seulement [p340 >] la liberté des Arméniens en fait de religion n'était soumise à aucune restriction, mais ils jouissaient aussi pleinement des droits politiques et civiques. L'administration allait au-devant des besoins du peuple arménien qui, dans les campagnes, s'était confondu avec les Géorgiens, et dans les villes jouissait d'une certaine autonomie et de quelques prérogatives, en comparaison des autres étrangers. Ainsi, devant le tribunal judiciaire, ils étaient soumis aux lois arméniennes de Mkhitar Koche (XIIe siècle) traduites en géorgien et qui sont entrées plus tard dans le code du roi Vakhtang VI. Les emplois militaires et administratifs, même les plus importants étaient confiés aux Arméniens comme aux Géorgiens, si les premiers se montraient capables d'en assumer la responsabilité. En Somkhétie, par exemple, le poste de vice-roi était occupé exclusivement par des représentants de familles arméniennes. Sous le règne de Tamara, l'Arménien Zacharie Mkhardzeli devient un des conseillers du trône les plus accrédités; il est chargé de commander les armées pendant les guerres victorieuses, mais continuelles, en Asie Mineure et en Perse, de la grande reine, surnommée «divine» par le peuple.

Ce fut sur l'insistance d'un des Arméniens de Tiflis, riche commerçant qui avait beaucoup voyagé pour ses affaires dans les pays étrangers, que le conseil des seigneurs décréta qu'il fallait prier la jeune reine Tamara, montée vierge sur le trône après la mort de son père George III, d'accepter la main d'un prince russe qui se trouvait alors chez le khan de Poloves ( Kiptschensk). L'historien russe Karamzine croit que ce prince était Georges, le fils d'André Bogolobsky(1). Le mariage eut lieu, mais il s'ensuivit bientôt des malentendus, et, après un court séjour en Géorgie, le prince russe fut exilé en Grèce.

Inutile d'énumérer les exemples qui prouvent quelle part [p341 >] les Arméniens prenaient aux affaires intérieures de la Géorgie. Rappelons seulement que le nouvel ordre de succession à la couronne, publié à la fin du XVIIIe siècle par l'avant-dernier roi Héraclès II, a été élaboré par Joseph Carganoff.

D'après cet ordre, ce n'était pas le fils qui devait succéder au père sur le trône, mais l'aîné des membres de la famille, c'est-à-dire : d'abord les frères du roi, puis leurs enfants à tour d'aînesse. Les tristes résultats de cette réforme ne tardèrent pas à introduire la discorde dans la famille royale, quatre ans après la promulgation de cette loi, en 1801, le jour même de la mort de Georges XII. Mais, par lui-même, le fait que la loi a été rédigée par Carganoff témoigne de l'influence des Arméniens dans la vie du Palais. En suivant l'histoire de la Géorgie, nous remarquons que la part que les Arméniens prenaient aux affaires du royaume grandit et s'amoindrit tour à tour; c'est comme le flux et le reflux périodique d'une mer agitée. Georges XII, par exemple, les traitait avec méfiance, tandis que son père, Héraclius II, leur accordait sa faveur. Caché à Anamour après la prise de Tiffis par le shah de Perse Aga-Mohamed-Khan, il s'était fait accompagner de son fidèle et unique serviteur arménien, qui partageait avec le héros de Carzanis les souffrances de l'invasion persane.

L'importance que les Arméniens ont acquise à certaines époques en Géorgie se manifestait aussi par des donations d'emplois héréditaires, de titres de noblesse ou princiers. Ainsi, dans la famille des princes Toumanof, ses membres étaient investis par héritage du titre de secrétaires d'État.

Les Arméniens étaient appelés à servir dans l'armée, à défendre le trône et le royaume. Quand le roi Héraclès II remplaça la nokari, milice qu'avait établie son père Teymouraz II, par l'armée de morigué, les Géorgiens, les Arméniens et les Tartares firent partie de cette dernière troupe sans distinction. La morigué était formée de paysans, laboureurs, jardiniers ou bergers qui faisaient le service, un mois par an, dans certains postes fixés par le roi.

[p342 >] L'importance des Arméniens dans le royaume de Géorgie ne se bornait pas aux charges militaires et administratives dont ils étaient investis à l'égal de la population dominante. Les Arméniens avaient une sphère d'activité spéciale : ils formaient en Géorgie le tiers état, auquel les Géorgiens n'appartenaient qu'en très petit nombre, toute la population arménienne en Géorgie se divise encore à présent en deux groupes : les villageois habitants de la campagne, et les bourgeois habitants des villes. Les campagnards, comme les paysans géorgiens, travaillent à cultiver la terre, ils sont laboureurs ou vignerons, et les habitants des villes forment dans le gouvernement de Tiflis la classe des commerçants industriels, classe qui, dans la Géorgie occidentale (gouvernement de Koutaïs), est composée d'Imérétiens, de Houriens et surtout de Juifs géorgianisés. Les hautes classes du peuple géorgien étaient toujours absorbées par les devoirs de l'administration, et le bas peuple, dans les courts intervalles de repos que lui laissait la guerre, passait de l'épée à la charrue, du champ de bataille à la culture du blé et de la vigne. Et cependant les exigences toujours croissantes de l'Etat, auquel les produits du pays ne suffisaient plus, appelaient nécessairement à la vie la classe du peuple qui était libre, qui n'avait pas d'autres devoirs et pouvait servir de médiateur entre le producteur et le consommateur, utiliser les richesses naturelles du pays et disposer de capitaux assez considérables pour les prêter aux rois eux-mêmes en cas de nécessité. C'étaient les Arméniens qui composaient cette classe, qui formaient des unions, des amkarskoos, analogues aux corporations du moyen-âge. Ces corporations étaient soumises au mélik(2) de la ville, qui s'occupait des procès judiciaires concernant les marchands et les artisans. Grâce à leur énergie, à leur ténacité dans la poursuite du but désiré, grâce aussi à l'absence de concurrence [p343 >] de la part des Géorgiens, les Arméniens surent atteindre à un très haut degré de bien-être dans les villes de Tiflis, Gori, Signa, Tilav, Akhalzikh, dans lesquelles se concentre toute la vie économique des provinces. Déjà, du temps de l'indépendance du royaume géorgien, il y avait parmi les Arméniens des capitalistes célèbres qui prêtaient des sommes d'argent aux membres de la famille royale et aux nobles sur gage de propriété territoriale ou garanties par les impôts de l'État. Le roi Héraclius II, par exemple, emprunte à Mgr Acope 300 roubles, qu'il promet de rembourser avec l'argent des amendes. La richesse des Arméniens, comparée à la pauvreté croissante des Géorgiens, devint bientôt si tentante, que les princes du sang eux-mêmes ne dédaignèrent pas de demander la main des jeunes filles arméniennes. Le roi David épousa une Abamélik, dont les membres de la famille reçurent a cette occasion le titre de princes.

Si, au déclin de l'existence de la Géorgie, les Arméniens concentrèrent dans leurs mains la vie économique de ce pays au début de son histoire, ils furent le lien servant à unir les deux bouts de la chaîne qui entourait le Caucase de deux côtés opposés : du côté de la Perse et de Byzance.

A l'époque de l'idolâtrie, la religion de Zoroastre et le culte du feu s'établirent aussi solidement en Arménie qu'en Géorgie, et, depuis que la parole de l'Évangile s'y est répandue, ces deux petits pays de la Transcaucasie et de l'Asie Mineure sont les seuls flambeaux de la chrétienté qui, malgré les vicissitudes du sort, continuent à briller au sein de l'océan musulman qui les envahit du côté de l'Iran et de la Perse. Cette religion a été comme un sol fertile sur lequel l'élément nouveau, l'élément arménien, a pu s'assimiler à la population indigène, géorgienne. En feuilletant les pages des annales de Géorgie, nous constatons que les rois géorgiens ne firent jamais de différence entre les Géorgiens et les Arméniens, laissant à ces derniers une parfaite liberté de conscience et les droits politiques et administratifs dans toute leur étendue.

[p344 >] En Géorgie, toutes les sectes chrétiennes jouissaient sans distinction d'une tolérance illimitée, et ce qui est curieux c'est que le peuple géorgien lui-même, orthodoxe dès son origine, ne traite en ennemi que l'islamisme, et non les différentes communions du christianisme depuis le XVIe siècle, en même temps que la religion arméno-géorgienne, nous voyons aussi se répandre en, Géorgie le catholicisme, dont le chef, Pie VI, remercie le roi Georges XII de la protection, qu'il accorde à ses missionnaires. Les Arméniens et les Géorgiens appartenaient à deux Eglises différentes, mais cela ne les empêchait pas de conclure des mariages entre eux, de baptiser réciproquement leurs enfants et de nouer des liens de parenté. Aujourd'hui encore, on fait quelquefois dans les églises arméniennes des sermons en langue géorgienne, on vénère les mêmes reliques, les mêmes saints, on honore également les temples de saint Georges et de saint David, on parle la même langue, on observe les mêmes usages.

Ainsi, en examinant le passé, nous n'y trouvons aucune trace d'hostilité ou, de manque d'amitié entre les Arméniens et les Géorgiens. La constatation de ce fait sera une surprise pour quelques-uns, mais que ceux-ci veuillent bien ne pas oublier que dies diem docet "les jours se suivent et ne se ressemblent pas".

Prof. Alexandre Khakhanov

(1) Le prince David, fils du roi Georges XII, est évidemment dans l'erreur lorsque, dans son Histoire de la Géorgie, il nomme le mari de Tamara «le prince russe André».
(2) Quelques-ans de ces méliks avaient des pouvoirs plus grands et recevaient le titre de mélik mamasachma, c'est-à-dire de commandant de la ville. En 1877, sous le règne de Teymouraz, un certain Avétik fut nommé mélik mamasachma de Tiflis.

* [p999 >] page du texte initial dans la revue du « Journal Asiatique »