• Turquifier et islamiser, deux choses bien différentes.

  • Dans le courrier des lecteurs du Monde diplomatique du mois de décembre 1994, page 2, à l'intitulé "Rwanda", Monsieur Jean-Paul Gouteux, chercheur à l'ORSTOM, donne son avis sur un précédent article qui avait été publié dans le même mensuel et qui traitait de la reconstruction de la société rwandaise. A cette occasion, le chercheur français écrit : "La minimisation du génocide des Tutsis du Rwanda, qui n'a de comparaison possible qu'avec le génocide des juifs (les femmes arméniennes avaient la possibilité de se convertir à l'islam pour échapper à la mort), est pire que tout."

    La parenthèse sur la situation des femmes arméniennes provient-elle de l'article publié dans
    Le Monde du 3 Août 1994, intitulé "14. Le massacre des Arméniens" ? Son auteur Jay Winter, professeur d'histoire à l'Université de Cambridge et spécialiste de la 1ère Guerre mondiale, voulait absolument démontrer que le génocide arménien de 1915, n'en était pas un "en tant que tel" et qu'il n'y avait pas eu de préméditation et de planification criminelles de la part du gouvernement jeune-turc en place. Jay Winter affirmait que les motivations des Turcs n'étaient pas d'ordre racial s'appuyant pour cela, sur le fait que les Arméniennes avaient "la possibilité de sauver leur vie en s'islamisant".[*]

    Si on suit un tel raisonnement, le fait de tuer une moitié de population (les hommes), alors qu'on garderait en vie une partie de l'autre moitié (les femmes) à condition qu'elle change de religion, ne serait donc plus un génocide? Et que dire du sort réservé aux enfants que Talaat, ministre ottoman de l'Intérieur en 1915, qui ordonnait dans un télégramme adressé aux gouverneurs généraux des provinces, de tuer tous les enfants arméniens "qui étaient en âge de se souvenir"? Que faut-il vraiment penser de ce raisonnement, sachant que cette tuerie est présentée comme "artisanale", alors qu'elle a fait plus d'un million de victimes dans la population?

    Par ailleurs, sur la masse des femmes, peu ont eu la possibilité de sauver leur vie en se convertissant à l'islam. C'est ce que nous rapporte en particulier un notable bédouin arabe au moment de ces événements tragiques, Faïez el-Ghoceïn. Ce syrien qui, avocat de profession, est en 1915, capitaine de l'armée ottomane, avait été un témoin musulman indigné, comme beaucoup d'autres Arabes du Machrek, des rafles et des massacres perpétrés par les Turcs.(*)

    Les propos de l'historien anglais Jay Winter, que reprend le chercheur français Jean-Paul Gouteux dans
    Le Monde diplomatique, omettent de préciser que les femmes islamisées étaient isolées, dispersées dans les différents villages turcs ou envoyées dans des harems. Il ne s'agissait pas seulement d'un changement forcé de croyance religieuse se situant à l'intérieur d'un cadre local et d'une ethnie préservée. Mais il importait de casser la nation arménienne en turquifiant les femmes et non uniquement en les islamisant. Turquifier et islamiser sont donc deux choses bien différentes. C'est l'approche orientaliste qui les confond souvent à cause de son manque de rigueur scientifique habituel ou encore à cause de ses arrière-pensées eurocentristes.

    Cependant, on est en droit de se poser la question pourquoi cette confusion entre turquifier et islamiser, se fait-elle si souvent lorsqu'il est question du génocide arménien? Est-ce par ignorance ou par incompétence professionnelle? Sinon, c'est l'air de rien s'engager dans un réel révisionnisme. Et en ce cas, serait ce pour faire oublier que le même scénario est en train de se répéter dans les villages kurdes de Turquie? Ou bien est-ce là encore, une occasion de plus de discréditer l'islam que beaucoup de médias occidentaux veulent diaboliser et ainsi, de promouvoir une sainteté laïque de l'Etat turc actuel?

  • Nil-Vahakn Agopoff

    [*] Le Pr Jay Winter reconnait aujourd'hui (2007) qu'il y a eu génocide et que les évènements de 1915 n'étaient pas seulement un épisode de "guerre totale".
    (*)
    Faiez EL-GHOCEÏN, Les massacres en Arménie turque, Beyrouth 1965, pp 45-46. (1ère édition : Le Caire 1917 ; en anglais : New-York 1918 ; en allemand : Zurich 1918).

  • Article paru dans Les Nouvelles d'Arménie Magazine, (Paris),
    NAM, pp 34-35, Mars 1995, N°1