• Martine HOVANESSIAN Anthropologue URMIS-CNRS, Paris VII
    Fonction anthropologique du témoignage et de l'histoire orale : traversées des lieux de l'exil et désappartenance. Être témoin de la survie

  • Dans la continuité de travaux portant sur l'observation puis l'analyse des "cadres sociaux de la mémoire" élaborés par les exilés arméniens des années 1920, nous travaillons dans une perspective anthropologique sur une tentative de rendre compte de la charge que représente pour les descendants ou les générations suivantes de s'inscrire pleinement dans le sillage d'une histoire collective de la dépossession, de l'effondrement, de la désarticulation et du déni .

  • La méthode biographique des récits de vie recueillis auprès d'adultes nés en France pour la plupart dans l'entre-deux-guerres, dont certains de leurs parents ont été des orphelins m'a permis de poser les bases d'une "phénoménologie de la survivance". Nous parlerons des enjeux de cette survivance à travers les exigences que le sujet impose au rythme même de sa narration, même si les histoires orales sur l'exil ou le génocide se déroulent sans objectif de démonstration. Nous développerons en ce sens la notion de temps identitaire en montrant que ces contraintes sont autant de balises qui encerclent "le puits sans fond" sur lequel le récit s'engage et engage le sujet qui parle à se confronter aux limites possibles du "dire" et de "son dire". Retour du récit sur le sujet, bruissements, chuchotements, pleurs, arrêts, silences, cris, importance du détail et de l'anecdote sont autant de marques d'une sobriété contrôlée qui tracent un temps possible de retrouvailles entre soi et les autres vivants, entre soi et soi, entre soi et les disparus, entre mémoire sociale et statut du sujet, entre soi et l'idée de destin analysée par Renaud Dulong dans son livre sur le témoignage.

  • La dimension subjective de cette anthropologie narrative non seulement n'est pas un frein à notre entreprise mais se trouve sollicitée afin d'analyser le passage de l'expérience traumatique dont certains on dit que la caractéristique est précisément de ne pas pouvoir s'inscrire et s'élaborer dans l'espace intra-psychique, de rester en perpétuel défaut d'énoncé", et/où "le sujet est confronté à un bloc imaginaire inconnu" .

  • Nous insisterons à travers ces témoignages sur la notion de désappartenance et de réappartenance développées par Philippe Bouchereau (l'Intranquille). Nous décrirons dans cette perspective, les conditions de production de ces récits oraux qui à travers un dispositif singulier dessine un lieu possible du soi dans un espace collectif réhabilité et donnant lieu à l'apparition de thèmes récurrents (la condition d'orphelin, les générations, le travail à l'usine, les lieux de passage et d'ancrage, les noms de lieux, la référence à la communauté et au lien collectif, la discrimination à l'école ) comme autant d'éléments sociaux, socio-structurels qui viendraient attester d'un principe de réalité et signifier que ce qui a eu lieu a bien eu lieu. Car en effet, à certains moments imprévisibles; là où la parole de la survivance surgit, le récit pourrait vaciller et interrompre l'échange. En ce sens, les notions de mémoire sélective, d'amnésie de mémoire, de refoulé sont tout à fait insuffisantes pour rendre compte de cette plongée ou proximité avec l'intraduisible du "ressouvenir"

  • Un projet s'est élaboré progressivement noué dans une relation de confiance entre les acteurs-narrateurs qui consiste avec leur collaboration , à commenter ces histoires de vie sans que cela ne se contente d'une juxtaposition de monologues. Le privilège explicatif que nous accordons à notre démarche consiste à "faire du lien" entre ces polyphonies narratives, travaillées dans la perspective d'une confrontation du "dit" d'un seul à la discussion de plusieurs brisant l'allure rectiligne du récit anthropologique . Nous insisterons sur le thème de la réparation qui traverse les histoires orales (donner à entendre les voix des autres). Dans cette perspective, nous parlerons du projet de passage à l'écriture, à la mise en forme d'une l'écriture des exils, de ces fragments des corps en souffrance, faisant entrevoir un "horizon non barré".(la fonction de l'écriture comme possibilité de réinscription du champ symbolique, comme acte politique, comme " détermination historique de l'agir" (Dulong))

à compléter