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       RÉSUMÉS DES INTERVENTIONS  
      L'histoire trouée : négation 
        et témoignage 16-17-18-19 septembre 2002 
        
      Catherine COQUIO. MC en littérature comparée 
        à Paris IV : Négation et témoignage : retour et témoignage d'"Ulysse". 
         
      En liminaire du colloque je me contenterai de reprendre 
        quelques éléments de notre interrogation à partir d'un cas particulier. 
         
        En 1947, Paul Rassinier publie un témoignage de son temps de déportation 
        : Passage de la ligne. Du vrai à l'humain. Trois ans plus tard en 1950, 
        paraît Le Mensonge d'Ulysse. Regard sur la littérature concentrationnaire, 
        texte fondateur du négationnisme français : pénétré de "pacifisme intégral", 
        Rassinier y soumet les témoignages des camps nazis à une entreprise non 
        seulement de correction et de vérification (sur le modèle de Norton Cru 
        pour la Première guerre), mais de suspicion et de disqualification. La 
        négation du crime, quoiqu'inscrite ici au cœur du travail de mémoire, 
        se présente ainsi d'emblée comme une guerre contre le témoignage, plus 
        encore qu'une discussion d'archives et un défi au droit. Cette guerre, 
        déclarée au nom du "fait" contre "l'interprétation" - mais qui véhicule 
        une haine de la victime - s'installe logiquement dans l'imaginaire d'un 
        retour chez soi du déporté. Ce qui suppose que la déportation soit une 
        Odyssée - suite d'aventures devenue fabuleuse et frauduleuse au gré des 
        souvenirs personnels et des partialités politiques - alors même qu'elle 
        a été décrite, dans le témoignage de Rassinier lui-même, comme un "Enfer" 
        (Passage de la ligne, 1947). 
         
        En 1947, Primo Levi publie Si c'est un homme : témoignant d'un moment 
        de joie au camp dû au souvenir partagé et traduit de quelques vers de 
        Dante, il évoque le passage précis de l'Enfer où Ulysse fait naufrage. 
        Et on sait que quarante ans plus tard c'est la figure du naufragé, du 
        disparu, qu'il choisit paradoxalement pour penser le "témoin intégral" 
        (Les Naufragés et les rescapés). Si l'aventure infernale est un naufrage, 
        et si le témoignage vise l'intégralité, à quoi sert au rescapé de "mentir", 
        et que devient l'argument négateur de son "mensonge"? Qui est Ulysse, 
        et quel est son voyage? De quoi entend-il témoigner? On sait que parmi 
        les hantises des rescapés figurent l'impossibilité d'un quelconque retour 
        chez soi, la difficulté de faire entendre la réalité vécue à ceux qui 
        ne l'ont pas vécue, et, parfois, pour tenter de le faire malgré tout, 
        le souci de mettre en forme un récit - souci qui, réfléchi et efficace, 
        fait de certains témoins des écrivains.  
         
        Ainsi, par force, le témoignage doit entrer en guerre contre la négation 
        qui le précède et le suit, et l'écriture devenir une arme contre la destruction 
        de l'expérience. Mais pour que cette guerre, qui n'est pas forcément déclarée, 
        ait quelque chance d'aboutir (ce qui ne signifie en aucun cas que cesse 
        jamais l'entreprise de négation, mais que faiblisse une partie de ses 
        effets), il faut que le témoin parvienne à se tourner vers un autre destinataire 
        que le négateur : le tiers, qu'il lui faut "prendre à témoin" pour l'initier 
        à la réalité de la destruction vécue, sans pour autant avoir à lui administrer 
        une "preuve".  
         
        A qui s'adresse alors cet Ulysse-là? Cette substitution des destinataires 
        est-elle toujours possible? Ne suppose-t-elle pas que le crime nié ait 
        été d'abord affirmé, c'est-à-dire historiquement établi, et jugé? Après 
        quoi seulement l'histoire vécue peut être évoquée non plus comme crime, 
        mais comme catastrophe intime et anthropologique, trou dans l'histoire 
        individuelle et le tissu humain : ce dont refusent d'entendre parler les 
        négateurs, allergiques au malheur humain autant qu'à l'idée d'une rupture 
        historique ou d'un non-sens de l'histoire.  
      Mais que se passe-t-il lorsqu'Ulysse au retour 
        n'a rien pu raconter? Lorsque l'événement n'a pas encore émergé comme 
        tel, le cycle de sa connaissance et de sa reconnaissance n'étant pas achevé, 
        voire même n'ayant pas pu commencer - ce qui suppose d'autres modes de 
        négation et de déni, situés en deçà du discours juridique et du savoir 
        historique, et d'autant plus radicaux que plus diffus et méconnus peut-être 
        (exemple : les centaines de milliers de victimes de la répression de l'indépendance 
        camerounaise, absente des livres d'histoire en France et en Afrique); 
        ce qui suppose aussi que le témoignage ne soit pas parvenu à s'imposer 
        publiquement sous une forme écrite, ni littéraire ni historiographique; 
        ce qui suppose enfin que cette guerre du témoin et du négateur, si elle 
        peut avoir lieu, se déroule dans une relative invisibilité, ou dans l'indifférence 
        et la confusion, issue d'espaces communautaires croisés et éclatés, soustraits 
        à l'espace public ou discutés dans ses franges, mais porteurs d'enjeux 
        politiques violents (comme le sont toujours la négation du génocide rwandais, 
        ou la négation turque du génocide arménien qui va de pair avec la destruction 
        du peuple kurde).  
      Je pose à partir de là trois questions :  
        - cette guerre inégale du négateur et du témoin est-elle sans fin? Que 
        signifie son actualité?  
        - de quelle "vérité" (objective/subjective; factuelle/"humaine") parlent 
        les uns et les autres? Sur fond de quel désespoir ou de quel nihilisme? 
         
        - de quoi, dans cette guerre des "vérités", la littérature est-elle le 
        symptôme, l'espoir ou le leurre? 
         
      Enzo TRAVERSO, MC en sciences politiques à l'Université 
        d'Amiens : "Révision" et "révisionnismes". 
       Au bout d'un siècle d'existence, le mot "révisionnisme" 
        recouvre désormais des phénomènes complètement différents. Né lors d'une 
        controverse marxiste au sein de la social-démocratie allemande, à la fin 
        du XIXe siècle, il a ensuite été codifié par le stalinisme pour stigmatiser 
        toutes les hérésies opposées à l'idéologie officielle des Etats communistes. 
        Après la Deuxième Guerre mondiale, il été intégré dans l'historiographie 
        afin d'appréhender différentes ré-interprétations du passé. Il a été appliqué 
        tantôt aux historiens qui "révisaient" les lectures traditionnelles de 
        l'histoire en mettant fin à ses amnésies et à ses refoulements (c'est 
        le cas des nouveaux historiens d'Israël et du Japon), tantôt pour remettre 
        en perspective le passé dans un but apologétique, de réhabilitation du 
        fascisme ou de relativisation des crimes nazis (les historiens "révisionnistes" 
        en Italie et en Allemagne). La dernière métamorphose du concept tient 
        à son appropriation par les négationnistes qui nient l'existence des chambres 
        à gaz, ce qui rend extrêmement problématique l'usage de ce terme au sein 
        du débat historique (auquel la secte faurissonienne n'appartient évidemment 
        pas). 
         
        Beaucoup plus qu'à l'historiographie en tant que pratique scientifique, 
        où les "révisions" sont inévitables et naturelles, liées à l'élargissement 
        des sources et aux nouveaux questionnements qui surgissent à chaque époque, 
        le mot "révisionnisme" relève de l'usage public de l'histoire, où, dans 
        la plupart des cas, il désigne une nouvelle approche éthico-politique 
        dans l'analyse du passé. La question reste ouverte de la pertinence d'un 
        tel concept qui sous-tend l'existence d'une "orthodoxie", incompatible 
        avec toute liberté dans la recherche. Il vaudrait mieux appeler les négationnistes 
        de leur vrai nom de faussaires et de falsificateurs de l'histoire, et 
        bannir l'usage de ce mot au sein du débat historique.  
        
      Nadine FRESCO. Historienne, CNRS : Le négationnisme 
        français : généalogie et présentation  
      Maurice Bardèche, Paul Rassinier, Robert Faurisson, 
        Pierre Guillaume - c'est pour parler de leur entreprise de négation qu'a 
        été forgé à la fin du vingtième siècle le terme de négationnisme. On exposera 
        donc ici le parcours de ces Bardèche, Rassinier, Faurisson, Guillaume 
        et comment ils ont produit la version française d'une des dernières trouvailles 
        en date de l'antisémitisme, qui fait du génocide des juifs une invention 
        des juifs.  
        
      Yves TERNON. Historien : Le spectre du négationnisme. 
        Analyse du processus de négation des génocides du XXe siècle.  
      Le néologisme "négationnisme" eut pour fonction 
        initiale de se substituer à "révisionnisme" pour désigner la négation 
        de la Shoah en France. Cependant la pertinence de ce mot appelle à un 
        usage plus large, une extension de sens qui comporte un risque de banalisation. 
        Pour fixer les limites de ce spectre, il suffit de traiter du processus 
        de négation des génocides, ce qui renvoie certes à la question de la qualification 
        d'un crime comme génocide. La négation apparaît comme une composante des 
        génocides, présente à tous les temps du meurtre, et le négationnisme n'est 
        que l'organisation de cette négation en système de défense pour se soustraire 
        à une responsabilité. Pour soutenir cette analyse, une approche comparée 
        de la négation de cinq événements considérés comme des génocides ou pour 
        lesquels la qualification de génocide fait encore l'objet d'une controverse 
        est présentée : la Shoah, le génocide arménien, le génocide des Tutsi 
        du Rwanda, le génocide cambodgien et le génocide par la famine en Ukraine. 
        Cette comparaison démontre que, si la négation utilise les mêmes outils 
        dialectiques, elle diffère selon les buts que se proposent les négationnistes 
        et que chaque génocide est nié de façon singulière. On postule que le 
        négationnisme est un délit qui doit être examiné comme tel par le législateur 
        afin d'en sanctionner la pratique.  
        
      Henriette ASSEO. Professeur à l'EHESS - Centre 
        de recherches historiques : Le statut ambigu de génocide des Tsiganes 
        dans l’histoire et la mémoire.   
      Comme pour les Juifs, l’inscription du génocide 
        des Tsiganes dans la conscience européenne a été tardive. Mais plus encore 
        que pour les Juifs, son statut historiographique demeure ambigu :  
         
        - Par l’identification collective des victimes et la chronologie des opérations 
        de mort. La notion de " victimes raciales " a été reconnue tardivement 
        et appliquée avec réticence, tant le débat sur la nature véritable de 
        la persécution des asociaux en Allemagne et dans les territoires du Grand 
        Reich n’est pas clos.  
         
        - Le débat entre fonctionnalistes et intentionnalistes a contribué à fausser 
        les perspectives puisqu’il a été clairement établi qu ‘en dehors de l’Auschwitz 
        Erlass aucune décision générale d’extermination des Tsiganes ne fut prise 
        au sommet.  
         
        - Le développement récent des procès d’indemnisation n’a pas simplifié 
        la tâche des historiens. Le communautarisme l’a emporté dans la gestion 
        de l’ " argent du crime " et le modèle anglo-saxon du droit des victimes 
        a ouvert la boîte de Pandore de la course à la victimisation transhistorique. 
        Fort heureusement, les voies nouvelles de l’historiographie du génocide 
        offrent des perspectives de compréhension autrement plus respectueuses 
        de l’ampleur et de la nature singulière de l’extermination de chaque catégorie 
        des " ennemis du Reich ".  
         
        - Elle met en valeur, contrairement à la tentation faussement globalisante, 
        la validité des spécificités nationales et régionales. Ainsi les études 
        actuelles inscrivent bien les Tsiganes comme victimes familiales raciales 
        de l’entreprise nazie de remembrement de l’Europe.  
         
        - Elles permettent de montrer à quel point la territorialisation politique 
        de la question de la race a engagé conjointement toute l’Europe en guerre 
        selon des héritages nationaux et des initiatives spécifiques bien antérieures 
        à l’imposition militaire de l’Ordre nouveau : la Slovaquie, la France 
        l’Autriche, l’Italie sont autant d’exemples de la mise en œuvre de l’internement 
        familial comme solution nationale aux problèmes de la qualification sociale 
        et biologique des territoires européens. Ici, la continuité administrative 
        avec les années trente est stupéfiante et massive. Elle engage les histoires 
        comparées de la police criminelle, de l’hygiène sociale et de la genèse 
        du Wellfare State en Europe.  
         
        - L’appropriation du savoir sur le génocide a suscité dans les familles 
        tsiganes la volonté de témoigner selon des modalités très instructives 
        pour qui veut bien se pencher sur ces témoignages. Ils offrent un matériau 
        exceptionnel pour la compréhension du phénomène essentiel qui conduisit 
        à la catastrophe de notre siècle : la démocratisation, non pas interrompue 
        mais corrompue par la convergence entre la dépacification voulue par les 
        élites et la crise des systèmes populaires anciens de gestion des tolérances 
        de voisinage. Ainsi la comparaison européenne inscrit le génocide des 
        Tsiganes dans une dynamique de dépacification sociale contradictoire des 
        " années trente " que les historiens, influencés par les notions de " 
        culture de guerre " et la surpolitisation des historiographies du fascisme, 
        devraient examiner de plus près.  
        
      Renaud DULONG, Sociologue. Directeur de recherches 
        au CNRS-EHESS. Centre d'étude des mouvements sociaux (CEMS): Critique 
        du négationnisme et épistémologie de la démarche historiographique.  
      Nous savons que les négationnistes ne sont pas 
        des historiens comme les autres, que les événements qu'ils mettent en 
        doute ne sont pas choisis au hasard de l'histoire, que leur idéologie 
        détermine leurs conclusions, et asservit leurs arguments. Mais puisque 
        certains d'entre eux ont prétendu " être plus rigoureux ", " raconter 
        au plus près des sources ", il peut être intéressant de mettre en parenthèses 
        la composante éthico-politique de leur combat contre la vérité, et d'évaluer 
        ces revendications par une critique serrée de leurs textes, de démontrer 
        comment elles représentent un masque efficace au parti pris.  
         
        De façon plus générale, la critique épistémologique du négationnisme interpelle 
        en même temps la démarche historiographique. D'abord elle exige qu'on 
        explicite les conditions de légitimité du doute par rapport aux faits 
        et aux interprétations livrés par nos traditions historiques. La Loi Gayssot 
        supplée l'incapacité de l'Université à imposer une éthique de la recherche, 
        elle laisse entier le problème dont celle-ci choisit ses thèmes : les 
        critères qui rendent pertinente telle ou telle question ont-ils un fondement 
        épistémologique ? Le phénomène négationniste n'impose-t-il pas d'examiner 
        la fonction du doute dans le développement même de l'historiographie, 
        d' expliciter les raisons qui sous-tendent l'acceptation ou le rejet d'ouvrir 
        un chantier ?  
         
        A un autre plan, les négationnistes questionnent une alternative décisive 
        dans l'étude de l'histoire récente ; ils disqualifient globalement le 
        témoignage des rescapés des camps. Ils ne sont pas les seuls à écarter 
        les sources orales : une tradition d'analyse historique s'est affirmée 
        qui prétend écrire l'histoire en s'appuyant exclusivement sur les traces, 
        les documents, les photos, les plans, etc. Cette orientation méthodologique, 
        qui met explicitement en doute la fiabilité des témoignages, a démontré 
        sa fécondité (Cordier) et dispose même de ses garants épistémologiques 
        (Kosellek). Un tel parti pris pose des problèmes externes : la reconstitution 
        des faits peut-elle se passer complètement des témoignages ? Les sources 
        documentaires - au moins certains comptes-rendus et descriptions - ne 
        représentent-elles pas une modalité de témoigner ? Le témoin vivant n'a-t-il 
        pas in fine son mot à dire sur la validité des résultats de l'analyse 
        ?  
         
        Au-delà de ces interrogations portant sur la faisabilité d'une histoire 
        entièrement construite sur des données préconstituées, on peut ouvrir 
        un questionnement interne sur une telle démarche d'analyse, questionnement 
        qui peut s'appliquer à un travail empirique, pourvu que l'auteur ait fourni 
        la totalité des étapes jalonnant sa recherche : sélection des documents, 
        interprétation des textes en fonction du contexte, argumentation... Le 
        premier réquisit d'un tel style de travail historiographique consiste 
        d'ailleurs à rendre transparente la démarche. Ma contribution proposera 
        une telle évaluation interne de l'analyse des faits historiques sur la 
        base de preuves matérielles. J'utiliserai les débats sur l'utilisation 
        des sources documentaires qui ont eu pour cadre le procès intenté par 
        David Irving à Deborah Lipstadt, et dont Robert Evans, expert de la défense, 
        a rendu compte dans un ouvrage récent (Richard J. EVANS : Lying about 
        Hitler. History, Holocaust, and the David Irving Trial. New York, Basic 
        Book, 2001).  
         
        Le choix d'analyser les faits à partir des seuls documents nécessite un 
        accord des professionnels dans la sélection des matériaux pertinents et 
        dans la compréhension de leur sens objectif. Bien entendu la dimension 
        herméneutique de l'historiographique autorise une marge de dissension 
        dans l 'interprétation du matériel empirique, mais cette liberté doit 
        se concilier avec un accord sur les critères d'un respect de la vérité 
        de ce matériel. La prétention d'aboutir à des résultats " plus scientifiques 
        " en tablant sur les seules sources documentaires ne peut se soutenir 
        que si un collègue peut refaire le parcours du chercheur et en discuter 
        les étapes. Or la supervision de l'analyse de traces des communications 
        entre les chefs nazis, comme un télex ou une note sténo de conversation 
        téléphonique, peuvent-elles être le fait de n'importe qui ? Ne nécessitent-elles 
        pas une compétence spéciale à lire et à critiquer ce type de document 
        ? Un profane peut-il avoir une attitude critique en lisant les démonstration 
        d'un Irving ? Et finalement, est-ce qu'un magistrat pénal peut arbitrer 
        le débat entre des historiographes qui divergent dans le sens qu'ils donnent 
        au même texte ?  
         
        Un examen détaillé de ces questions, à partir des pages que consacre Evans 
        à cet aspect du procès, confirme l'engagement idéologique d'Irving démontré 
        par ailleurs au cours du procès par ses déclarations publiques et son 
        affiliation aux réseaux négationnistes. L'intérêt du détour par le rapport 
        d 'Irving à ses sources est de donner une mesure de l'objectivité du matériau 
        documentaire, de faire apparaître les obstacles que peut rencontrer tout 
        historiographe dans l'assemblage et l'analyse d'un corpus, de mettre en 
        évidence les pièges qui guettent professionnels et profanes dans la compréhension 
        des textes, et finalement d'exposer les difficultés de démontrer l'irrespect 
        des sources dans la reconstitution des faits. Une critique épistémologique 
        du travail historiographique peut contribuer à démasquer le manque de 
        professionnalisme des auteurs négationnistes. Mais elle ne peut y parvenir 
        qu'en mettant au jour les procédures permettant de distinguer une erreur 
        dans la saisie des sources d'une simple divergence sur leur interprétation. 
         
        
      Yann THOMAS. Philosophe du droit, Directeur 
        d'Etudes à l'EHESS : Vérité, parole et droit. Réflexion sur la loi 
        Gayssot.  
      Je propose une réflexion juridique sur le rapport 
        entre vérité, parole et droit, à partir de la loi Gayssot. Il me semble 
        que cette loi ne fige pas la vérité historique dans une quelconque légalité, 
        comme on le lui a reproché, mais qu'elle ne se saisit de la vérité qu'indirectement, 
        par le détour de l'offense - offense fort subtile, qui revient à annoncer 
        à la victime d'un meurtre la bonne nouvelle de sa berlue. Cela oblige 
        à analyser la négation comme un acte (un acte qui continue d'ailleurs 
        l'acte même qu'il nie, puisque la négation du meurtre était ici, dès l'origine, 
        la modalité même du meurtre). Personnellement, je suis très favorable 
        à cette loi, et je trouve surtout qu'elle est efficace : elle agit sur 
        un registre sur lequel aucun historien ne peut le faire, la question n'étant 
        pas ici celle du mensonge et de la vérité, mais celle de l'interdit et 
        de sa transgression par le détour fallacieux d'une parole : la négation 
        est ici à mon sens une "fraude à la loi" - ce qui fait qu'une loi est 
        nécessaire pour l'établir (et non pour la constater) comme négation.  
        
      Marc NICHANIAN. Professeur à l'Université de 
        Columbia, Institut d'Etudes Orientales : Négation et témoignage : la 
        question de l'archive (Agamben. Derrida).  
      1) En février 1917, Zabel Essayan publie le premier 
        témoignage qui nous soit parvenu de l'enfer de la Déportation. Elle retranscrit 
        les paroles d'un rescapé et les fait précéder d'une courte préface où 
        elle annonce que - la littérature, c'est fini! Même si elle écrira encore 
        beaucoup de littérature après cela. "Imprégnée de la tâche qui m'est échue 
        en partage, j'ai considéré qu'il aurait été sacrilège de transformer en 
        sujet littéraire les souffrances dans lesquelles un peuple entier a agonisé". 
        En 1931 Hagop Oshagan, alors à Chypre, en pleine rédaction du roman Les 
        Rescapés (ou Le Reste), où il voulait "approcher de la Catastrophe", déclare 
        dans un entretien qu'il ne sait pas s'il pourra écrire la dernière partie, 
        celle qui devait traiter de la Déportation, parce que... C'est moi qui 
        traduit: parce qu'il n'a pas sous la main les archives nécessaires et 
        qu'il est donc obligé de se limiter au roman. Le roman comme pis-aller. 
        La Catastrophe exige autre chose que de la littérature. Arrêt de mort 
        de la littérature. C'est le témoignage qui prime. Mais est-ce vraiment 
        cela? Ces écrivains, les plus grands du siècle parmi les Arméniens, se 
        font les secrétaires de l'archive, sous le coup de la structure particulière 
        de l'événement, qui transforme en fait le témoignage en discours de preuve. 
        Il y a ici, à différents niveaux, une puissance de l'archive, activée 
        par l'événement catastrophique; mais aussi, et du même coup, une puissance 
        de l'archive qui rend possible ce que nous appellerons donc désormais 
        la volonté génocidaire en tant que celle. C'est cette puissance de l'archive 
        que je veux tirer au clair.  
      2) En 1991, lors d'un colloque qui se tenait à 
        UCLA et qui a été publié depuis sous le titre de The Limits of Representation, 
        Carlo Ginzburg monte une attaque en règle (sous l'impulsion de S.Friedländer) 
        contre Hayden White, dans un article qui porte le titre de "Only One Witness". 
        Le problème est le suivant: emporté par sa critique "relativiste" du discours 
        historique ou historiographique, H.White en était venu à faire dépendre, 
        semble-t-il, la "réalité" de l'événement de la puissance des interprétations 
        qui en traitent. En somme, la vérité ou la réalité de l'événement devenait 
        purement et simplement une question de pouvoir. La question est donc: 
        jusqu'où peut-on pousser cet argument? In fine, Ginsburg cite Renato Serra 
        et sa mise en question de la relation entre le fait et le document ("Every 
        testimony is only a testimony of itself"). Et pourtant ... "reality ... 
        exists". C'est une prise de position anti-relativiste, capable de citer 
        Lyotard ("With Auschwitz, something new has happened in history, which 
        is that the fact, the testimonies... all this has been destroyed as much 
        as possible...") et de douter de ce qu'il cite. Jusqu'à démontrer que 
        toute position "relativiste" est fasciste en son essence. Le problème 
        est que H.White se défend mal contre cette attaque montée contre lui par 
        un tribunal ad hoc d'historiens. Il faut donc tout recommencer en mettant 
        de côté cette notion de relativisme. Comment le fait se constitue-t-il 
        pour vous en tant que fait? Qui pose le fait? Qui est le gardien du fait? 
        L'histoire? Le droit? (On sait à quel point cette question a empoisonné 
        les débats lors de l'affaire Veinstein). Histoire, droit, à chaque fois 
        c'est une question d'archive. Derrida a développé cette question en plusieurs 
        endroits en explorant les ressources de l'archive. Je veux voir comment 
        il mène exactement cette exploration.  
      3) Agamben utilise le concept d'archive à d'autres 
        fins (dans son livre Remnants of Auschwitz, qui porte en anglais comme 
        sous-titre "The Witness and the Archive"). Son idée est de refonder une 
        philosophie du sujet qui prenne en compte la plus extrême déréliction 
        de l'homme dans l'expérience (est-ce une expérience?) du "Musulman" dans 
        les camps nazis. Ce qui n'explique pas que c'est la notion même de fait 
        (et donc de vérité? et donc de réalité?) qui est littéralement détruite 
        dans les camps, au coeur de la mise en oeuvre de la volonté génocidaire 
        (mais alors, continuera-t-on à l'appeler "génocidaire"?) Comment va-t-on 
        rendre compte de la destruction du fait? Et donc de la facticité du fait? 
        Car c'est elle qui est en jeu. Et avec elle l'humanité de l'homme. Destruction 
        du fait comme destruction de l'archive? Comment l'historien pourrait-il 
        rendre compte de ce fait qu'est la destruction du fait? Comment pourrait-il 
        rendre compte de la destruction de l'archive comme Événement?  
        
      Jean-Louis PANNÉ. Historien : La Grande Famine 
        en Ukraine  
      Je n'ai pas prévu d'aborder l'histoire de la famine 
        en tant que telle mais plutôt de traiter la question de la connaissance 
        qu'on en eut sur le moment et par la suite, afin de tenter d'analyser 
        la constitution d'un négationnisme. Je pense le faire à partir de trois 
        séquences :  
         
        1. Les années 1932-1933. Comment il fut rendu compte publiquement de cette 
        famine (à partir de la presse francophone) et comment l'information fut 
        diffusée dans les instances diplomatiques de certains États. En contrepoint, 
        je compte parler de la stratégie discursive des autorités soviétiques 
        au travers de la Correspondance internationale et de certains romans sur 
        la collectivisation (Cholokhov, Panférov). L'idée de départ est de montrer 
        comment un négationnisme se construit synchroniquement au processus de 
        génocide en cours et comment un négationnisme " subtil ", " décalé ", 
        finit par s'imposer.  
         
        2. Le procès Kravchenko en 1949. Dans le livre du transfuge un chapitre 
        entier est consacré à la famine. La question est de savoir s'il a été 
        vraiment lu et comment il a été apprécié. Mêmes questions pour le procès 
        lui-même : quelle place fut-il réservée à la famine? Il s'agit de mettre 
        en évidence quelques éléments de ce traitement pour comprendre pourquoi 
        la Grande Famine disparut de l'horizon pour des décennies.  
         
        3. Enfin, j'essaierai d'aborder la question du retour difficile dans les 
        consciences de cette famine à partir des témoignages ou romans parus en 
        France (Vassil Barka, Miron Dolot) et la persistance d'un phénomène négationniste 
        à son sujet.  
        
      Saleh ABDEL JAWAD. Historien et Professeur de 
        sciences politiques à l'Université de Birzeit, Ramallah : La négation 
        des témoignages palestiniens dans l'historiographie israélienne.  
      La guerre de 1948 a eu des effets dévastateurs 
        sur la société palestinienne, qui se sont traduits par l'effacement du 
        récit palestinien; la plupart des villes palestiniennes furent occupées 
        et ethniquement purifiées de leur population arabe, alors que les villages 
        furent détruits. La diasporarisation des Palestiniens sous différents 
        régimes, en plus de la perte de leurs archives et sources écrites, n'a 
        pas facilité la tâche d'écrire leur passé. L'historiographie arabe - y 
        compris palestinienne - concernant 1948 etait surtout destinée a un 'nous' 
        et avait pour objectif de justifier la défaite en délégitimant les autres 
        régimes arabes et en imputant la responsabilité à des forces extérieures. 
        Par ailleurs, le récit palestinien souffrait de nombreuses lacunes et 
        omissions, ce qui a permis a l'historiographie israélienne de dominer 
        le récit de la guerre et a réussi à produire des mythes efficaces qui 
        ont dominé l'historiographie de la guerre. Cependant, depuis une décennie, 
        un groupe d'historiens palestiniens a compris l'importance des témoins 
        pour reconstruire leur histoire, surtout qu'il s'agit d'une société arabe 
        avec une tradition orale. Ces travaux ont entamé l'hégémonie de l'historiographie 
        israélienne qui, pour se défendre, et afin de perpétuer sa domination, 
        a refusé de reconnaître la scientificité de cette méthodologie en la qualifiant 
        d'exagérante, partielle et partiale. En outre nous essaierons de dresser 
        un bilan critique de ces travaux en les situant dans l'historiographie 
        arabe en général.  
      *** 
      Federica SOSSI. Professeur de philosophie à 
        l'Université de Bergame : Témoigner l'invisible  
      A partir de la considération de Primo Levi, qui 
        parle de la "source suspecte" (fonte sospetta) de la mémoire, ainsi que 
        des considérations de plusieurs auteurs qui, comme par exemple Annette 
        Wieviorka ou Georges Bensoussan, s'interrogent sur le danger d'un trop 
        de mémoire et de témoignages de la Shoah, j’essaie d'éclairer la spécificité 
        de la Shoah à travers la catégorie d'"invisible". Différentes catégories 
        d'invisibilité peuvent être identifiées: celle du témoin extérieur, qui 
        voit et qui demande à ne plus voir; le témoin extérieur qui est envoyé 
        voir l'intérieur du camp par le monde extérieur et qui ne voit pas (Rossel, 
        dans le film de Lanzmann, Un vivant qui passe); le témoin intérieur, vrai 
        témoin, selon Levi, qui ne l'est que dans la mesure où il ne peut plus 
        voir (exercer son regard). Ma communication met en rapport ces différentes 
        invisibilités. C'est ainsi l'espace "au dehors" des camps, espace hors 
        l'espace, espace a-politique, qui devient le paradigme de cette invisibilité, 
        tandis que les habitants du camp deviennent à leur tour des êtres immatériels, 
        invisibles de ce fait. Cela nous dit-il aussi quelque chose sur les espaces 
        hors l'espace de notre contemporanéité?  
        
      Georges PETIT, écrivain (déporté à Buchenwald, 
        Langenstein) : Point de vue d'un ancien déporté sur l'image des camps 
        nazis.  
      1/ La fin des camps nazis, exemple de Langenstein 
        L'évacuation Les invalides abandonnés  
        2/ La mortalité à Langenstein Importante à la fin de l'hiver 44-45  
        3/ La déportation résistance française et la déportation juive L'affaire 
        de la plaque posée en 1998 La dynamique victimisation--concurrence--négation 
         
        4/ Le déni du goulag par la déportation-résistance NOTA : 
        J'apporterai des informations en 1/, 2/ et 3/ 3/ et 4/ ouvriront des échanges 
         
        
      Pierre PACHET. MC en Littérature française à 
        Paris VII : Indifférence, fabulation et négation: les franges de la 
        parole publique.  
      A propos de quelques exemples contemporains ou 
        plus anciens (dix-neuvième siècle), je propose d'observer certains aspects 
        d'un monde où les paroles autorisées, ou qui font autorité, comme les 
        paroles véridiques, sont encerclées, dévalorisées ou submergées par la 
        prolifération des dires. Du type d'attention que requiert une telle situation. 
         
        
      Véronique NAHOUM-GRAPPE. Sociologue, anthropologue. 
        Chargée de recherches au CNRS : Trous de mémoire et haine politique, 
        ou comment ne pas se souvenir de ce que l'on n'a pas même perçu ?  
      Le mot "déni" suppose l'existence d'un objet à 
        dénier, et implique le mouvement d'une exclusion minimum, voire même le 
        geste , ténu mais complexe, de la "forclusion". Mais certains cas, nous 
        semble-t-il, se situent en amont de ces mécanismes qui supposent au moins 
        une tentative d'effacement : ce sont les cas où nul trait, pas de dessin, 
        aucune phrase ne furent inscrits en temps réel en face de la pelote brouillée 
        des faits : il nous semble que cet espace blanc comme horizon de réception 
        réel des tragédies politiques contemporaines, pourtant connues peu ou 
        prou, constitue un mode de plus en plus fréquent de leur perception collective. 
        Il est difficile de décrire ce que nulle enquête calibrée, nul questionnaire 
        fermé ne peut étayer. Par conséquent, on ne peut ici que proposer une 
        hypothèse de lecture pour penser la haine politique dans nos sociétés 
        en amont du conflit des interprétations, lorsque des déphasages et des 
        chiasmes implicites produisent le cadre de ce qui est pensable, et donc 
        aussi, dans le même mouvement, l'ensemble hors cadre de ce qui n'aura 
        même pas besoin d'être dénié.  
        
      Claude MOUCHARD. Professeur de littérature française 
        à l'Université de Paris VIII : Poésie et témoignage (un exemple japonais) 
         
      Je prendrai divers exemples, dont celui de la poétesse 
        japonaise Takarabe. Dans son œuvre, il est question des exactions en Mandchourie, 
        des massacres de Nankin et des violences en Corée, autant d'événements 
        qui ont donné lieu à un négationnisme au Japon.  
        
      Jean-Louis DEOTTE. Professeur de philosophie 
        à Paris VIII : Les paradoxes de l'événement d'une disparition. L'Argentine 
        et la photographie.  
      On ne peut dire qu'il y a eu événement que si, 
        en face d'un référent d'une phrase dénotative, on peut placer un nom propre, 
        une date, un lieu. Donc, en fait, des noms (de personne, dans une chronologie, 
        sur une carte, etc.). Il faut connecter ces noms avec des déictiques : 
        ici, là-bas, hier, maintenant, demain, etc. Ce n'est qu'à ces conditions 
        (et d'autres : la phrase doit être correctement formée, logique..) qu'une 
        existence peut être avérée. Dans le cas d'une disparition, les déictiques 
        sont invalidés (rien ne correspond à : "hier", "aujourd'hui", ou "ici", 
        là-bas") pour un quelconque locuteur. Bien plus, les noms sont sans référent, 
        sauf celui du disparu. On peut simplement dire quand et où tel témoin 
        a vu pour la dernière fois telle personne. Mais par définition, on ne 
        peut rien dire de ce qui lui est advenu, si elle est morte ou vivante. 
        Si la disparition est un acte, cet acte n'a pas d'actualité, il reste 
        potentiel. Pour qu'un événement ait lieu, il lui faut un lieu et une date. 
        Donc, la disparition serait cet événement paradoxal : n'ayant pas eu lieu. 
        De fait, la disparition qui a eu lieu sans lieu est vraiment une disparition 
        parce qu'elle dure toujours. Les tribunaux utilisent le terme de "séquestration 
        prolongée" : séquestration sans fin. Mais à la différence de la métaphysique 
        aristotélicienne, cette potentialité n'a pas de finalité : une mise en 
        forme.  
         
        C'est la raison pour laquelle l'esthétique est en général impuissante. 
        Quand des artistes "travaillent" le thème de la disparition, comme au 
        Chili et en Argentine, dans des expositions de résistance, ils ne peuvent 
        que multiplier les techniques de l'art comme s'il s'agissait de dissoudre 
        toutes les mises en forme pratiquées en Occident. Seule la photographie 
        résiste et permet la résistance politique parce qu'elle seule en appelle 
        au nom. (Voir les volumes collectifs L'Epoque de la disparition, 2000, 
        La Mort dissoute, 2000, et la revue Lignes, mai 2002 n°8.)  
        
      Carole DORNIER. Professeur de littérature française 
        à l'Université de Caen : Littérarité et impact du témoignage : les 
        procédés du récit dans la communication de l'expérience de la violence. 
         
      La prédominance des modèles juridique et historique 
        du témoignage a tendance à occulter le fait que la manifestation de la 
        vérité n'est pas la seule fonction du témoignage, ou que cette idée de 
        manifestation est plus complexe qu'il n'y paraît. Les tentatives de négation 
        de certaines violences politiques et religieuses contre des individus 
        et des groupes, comme celles auxquelles nous ferons référence (répression 
        contre les Protestants après 1685 ; massacres de septembre et Terreur) 
        ont pu être mises en échec par la diffusion de témoignages. Mais ce qui 
        fait qu'aujourd'hui nous pouvons, à côté de l'accréditation des faits 
        par la communauté historienne dont le discours fait autorité, garder en 
        mémoire ce que fut cette violence, la juger et la condamner comme violence, 
        est due à cette qualité de certains de ces témoignages à rendre sensible 
        et présente l'expérience qu'ils racontent. Cette qualité peut être définie 
        comme littéraire. A une définition générique ("littérature de témoignage") 
        qui relève d'un effet de réception, on substituera la notion de littérarité 
        du témoignage. Comme récit , le témoignage pose le problème soulevé par 
        Hayden White de la littérarité de tout récit historique. La narration 
        historique comporte une part de fiction dans la mesure où l'histoire n'entend 
        pas seulement faire savoir, mais aussi faire comprendre et faire sentir. 
        C'est dans ces dimensions impliquant le visible (ce que pouvait voir le 
        témoin) et l'affectif (ce qu'il pouvait ressentir) qu'interviennent les 
        procédés littéraires. La littérarité du témoignage suppose des compétences 
        en matière d'écriture, ce qui a pu expliquer le recours à des écrivains 
        médiateurs pour en assurer la réception et en augmenter l'impact, ou le 
        succès des narrateurs témoins disposant de ces compétences. La fonction 
        de cette esthétique du témoignage serait de faire partager au lecteur 
        le caractère exceptionnel de l'événement, de rendre présentes les scènes 
        vécues, de provoquer l'empathie et de recréer le passé. L'art du récit 
        apparaît comme un moyen important de favoriser la réception du témoignage 
        et de toucher les destinataires. Dans cette mesure il jouerait un rôle 
        de premier plan contre l'oubli. La littérarité du témoignage déplace ainsi 
        la question de la vérité des faits, telle qu'elle est posée dans la notion 
        de preuve en droit et en histoire : suffit-il qu'un événement soit avéré 
        pour que sa relation atteigne un public et transmette l'appel au jugement 
        qu'elle contient?  
        
      Krikor BELEDIAN. Ecrivain. Maître de conférences 
        à l'Inalco : Le retour de la Catastrophe.  
      Il s'agit d'étudier la mise en place d'un "principe 
        esthétique" au moment décisif où écrivains et poètes rescapés ou témoins 
        de la Catastrophe de 1915 effectuent leur retour au poème, au récit, à 
        l'autobiographie ou au témoignage. Acquiescement ou mise en question des 
        formes, le principe esthétique est ce à quoi ils se heurtent et ce qui 
        se révèle comme incontournable à la structuration d'un soi altéré. Le 
        dire est un être en tant que faire un langage qui donne corps au corps. 
        Ce principe esthétique n'aurait rien d'esthétisant, mais serait pure sobriété, 
        à égale distance de la lamentation traditionnelle et de la tragédie sacrificielle. 
         
        
      Aurélia KALISKY, doctorante en Littérature comparée 
        à l'Université de Paris III : Refus de témoigner, ou chronique d'une 
        métamorphose : du témoin à l'écrivain (Ruth Klüger, Imre Kertész).  
      Nous interrogerons les œuvres de deux rescapés 
        de la Shoah, Imre Kertész et Ruth Klüger, qui ont posé avec acuité les 
        problèmes liés l'écriture du témoignage littéraire : sa temporalité propre, 
        et son rôle dans l'émergence du génocide comme "événement" ; son appartenance 
        problématique à la littérature; sa réception qui, située dans le cadre 
        souvent étroit d'une demande sociale et culturelle du témoignage, laisse 
        une part de l'expérience en souffrance, celle qui contient peut-être la 
        "vérité" du témoin, et qui confère au témoignage littéraire sa valeur 
        cognitive propre. Ce sera l'occasion pour nous de mettre en évidence et 
        de comprendre le double refus, souvent violent, qui se cache derrière 
        l'acte de témoignage : refus d'abord de toute littérature et culture consacrées, 
        impliquant une remise en question de la littérature par le témoignage 
        et une réflexion sur la littérature et la culture "après Auschwitz", le 
        témoignage se constituant comme "schisme littéraire" (C. Coquio), et devenant 
        genre à part entière; refus ensuite de s'inscrire, après avoir fait de 
        l'expérience un matériau littéraire, dans un horizon d'attente ambigu 
        du témoignage qui ferait du témoin "la putain" de son expérience (R. Antelme). 
         
         
        Entre la problématique de "la culture après Auschwitz" et celle d'"Auschwitz 
        comme culture" (I. Kertész) s'inscrit le témoignage. À l'heure d'une l'"ère 
        du témoin" (A. Wieviorka) qui ne fait que s'amorcer compte tenu de la 
        répétition des crimes d'Etat à caractère génocidaire, les phénomènes conjoints 
        de l'avènement du témoin et de la surdité paradoxale à son témoignage 
        en son caractère subversif et schismatique, sont peut-être le symptôme 
        d'un phénomène suspect de sublimation culturelle. Il se pourrait que la 
        réception du témoignage et l'inscription de la mémoire du génocide dans 
        le champ culturel se fassent sous le signe d'un inévitable malentendu. 
        En réponse à ce malentendu, le rescapé devenu témoin amorce sa métamorphose 
        : celle qui le fait survivre en écrivant, et continuer d'écrire au-delà 
        du témoignage, faisant de lui un écrivain avant d'être un témoin. Refusant 
        d'être réduit au témoin, il peut même se soustraire au témoignage, ou 
        dire qu'il le fait dorénavant. Quelles sont les significations du "refus 
        de témoigner" (R. Klüger), signe paradoxal de cette "ère du témoin", et 
        de quoi est-il le symptôme ? Et s'il est symptôme d'une sublimation culturelle 
        du témoignage de la Shoah, en quoi ce symptôme même peut-il avoir une 
        valeur ? Ce refus, signe ultime de l'autonomisation d'un corpus littéraire 
        et spéculatif dans la mémoire de la Shoah, pose aussi la question des 
        conditions d'un tel phénomène, aboutissement d'un long processus de constitution 
        du génocide en "événement".  
         
        Le témoin devenu écrivain pose ainsi l'existence d'une possible antinomie 
        entre le texte littéraire et le texte de témoignage, et au-delà, en lui-même, 
        d'un éventuel clivage entre le témoin et l'écrivain. Ce qui suppose un 
        rapport nouveau (peut-être forcément "coupable" ?) avec l'événement et 
        l'expérience, devenus matériaux littéraires. Le témoin, au-delà de sa 
        survie, continue à pouvoir et vouloir vivre en s'inscrivant dans la langue 
        et les mots. Il refuse par conséquent l'assimilation de son existence 
        à sa survie, l'écriture étant vie possible après le témoignage, et la 
        question d'un éventuel salut ou sauvetage par l'écriture restant son affaire 
        "outrancièrement individuelle" (Kertész). On se demandera alors si cette 
        antinomie entre littérature et témoignage existe, quel sens elle peut 
        avoir, et comment définir à partir d'elle les contradictions internes 
        à la littérature testimoniale. Quels sont par exemple les modalités et 
        enjeux de la poétisation et de la mise en fiction du témoignage ? Comment 
        définir le texte littéraire du rescapé devenu écrivain qui refuse d'être 
        réduit au témoin ? 
        
      Frosa PEJOSKA, Inalco : L'écriture comme 
        cénotaphe.  
      Selon Danilo Kis, dans les années 70, malgré la 
        publication de L’archipel du Goulag de Soljenitsyne, les intellectuels 
        français refusèrent d’admettre la réalité des camps de concentration soviétiques. 
        On refusa de lire ce livre que l’on qualifia de " fruit d’un sabotage 
        idéologique et d’un complot de droite ".  
         
        De 1973 à 1976, Kis enseigne le serbo-croate à Strasbourg puis à Bordeaux. 
        Là, concernant les camps soviétiques, il s’affronte à l’ignorance monolithique 
        et au fanatisme idéologique des jeunes ainsi qu’aux préjugés agressifs 
        des intellectuels excessivement intolérants qui n’admettent aucune objection 
        partant de conceptions manichéennes : l’Est est le paradis, l’Ouest est 
        l’enfer. Kis en déduit que la seule chose qui peut quelque peu ébranler 
        ces certitudes, ce sont des histoires fortes. Aussi s’est-il vu contraint 
        de développer ses arguments sous forme d’anecdotes et d’histoires à partir 
        de Soljenitsyne, Steiner, Guinzbourg, Nadejda Mandelstam, Medvedev, etc. 
        " Ces anecdotes étaient la seule forme de discussion acceptable pour eux, 
        c’est-à-dire qu’ils écoutaient, à défaut de comprendre. " 
         
        Cela donnera naissance à son œuvre Un tombeau pour Boris Davidovitch. 
        Sept chapitres d’une même histoire, éditée en 1976, en serbo-croate, à 
        Belgrade puis à Zagreb. Ce n’est donc pas à un public français que fut 
        destinée cette œuvre (elle ne sera traduite qu’en 1979). Ce qui laisse 
        penser que Kis s’attaque au négationnisme en général et non au négationnisme 
        des intellectuels français comme il tend à le justifier dans ses interviews. 
        Cette œuvre lui vaudra un procès (de septembre 76 à mars 77) en Yougoslavie. 
        Il se chargera seul de sa défense et gagnera. Cependant, quelques années 
        après, il quittera définitivement la Yougoslavie pour la France.  
         
        Pour masquer son caractère politique, la polémique autour du Tombeau pour 
        Boris Davidovitch portera sur le plan littéraire : Kis sera accusé de 
        " plagiat ". La forme littéraire utilisée par Kis se prête à ce détournement. 
        A travers Le tombeau pour Boris Davidovitch, Kis ne cherchait pas à convaincre, 
        ni à débattre, ni à transmettre un message idéologique, sinon il aurait 
        écrit des essais ou des articles de presse : " L’essentiel pour moi était 
        de trouver, dans le domaine qui est le mien, la fiction, l’imaginaire, 
        l’aboutissement d’une obsession personnelle et d’une polémique sous-jacente 
        avec le monde de la pensée totalitaire. Je considérais en outre comme 
        un devoir moral, après avoir parlé dans certains de mes livres de la terreur 
        nazie, d’aborder, sous forme littéraire, cet autre phénomène crucial de 
        notre siècle qui a donné les camps de concentration soviétiques. "  
         
        Chez Kis, les univers totalitaires ne sont pas dissociés. La négation, 
        mais d’une toute autre nature, est déjà présente dans sa trilogie Le Cirque 
        de famille dont le thème est la disparition des êtres dans le processus 
        génocidaire. Là ce sont les Juifs, ses semblables, sa parenté, qui nient 
        en ne voyant pas ou en ne voulant pas voir la réalité funeste à venir, 
        pourtant présente autour d’eux, dans la presse, etc. Face à cette négation 
        (ce refus de se voir comme victime de l’événement catastrophique à venir 
        et déjà présent), se dresse la lucidité du père. Lucidité isolée qui revêt 
        dès lors la forme de la névrose de la peur.  
         
        La disparition, obsession dans l’œuvre de Kis, " phénomène crucial du 
        XXe siècle " est ce qui lie les œuvres les unes aux autres. Boris Davidovitch 
        et Eduar Sam disparaissent tous deux, tous deux sont victimes d’univers 
        totalitaires. Kis dira : " Mes livres sont, d’une certaine façon, des 
        cénotaphes, des tombeaux érigés à leur mémoire.  
         
        " Il nous intéresse de poser le lien entre négation et création ; négation 
        et disparition, pour questionner l’écriture comme cénotaphe.  
        
      Eric MARTY, Professeur de littérature française 
        à Paris VII : Jean Genet à Chatila  
      Le 19 septembre 1982, Jean Genet pénètre dans Chatila 
        après les tueries qui viennent de s'y produire. Il est l'un des premiers 
        témoins du massacre et le premier témoin occidental. Ce témoignage se 
        traduira tout d'abord par la publication de "Quatre heures à Chatila" 
        puis il apparaîtra dans Le Captif amoureux, s'inscrivant d'ailleurs dans 
        la série d'interventions politiques en faveur de la Cause palestinienne. 
        Nous interrogerons ces témoignages à partir de deux questions radicales. 
        La première, qui est essentielle, est la suivante : Y a-t-il une logique 
        métaphysique et historiale à ce que celui qui fit l'apologie d'Oradour 
        sur Glanes (Pompes funèbres) ait eu ce rôle de témoin par rapport à un 
        événement qui dans la mythologie tiers-mondiste a été présenté comme l'Oradour 
        israélien ; la deuxième question - violente - qui naît de la première 
        se formule ainsi : si Oradour aux yeux de Genet était un acte poétique, 
        en quoi Chatila ne l'est pas, qu'est-ce qui fait qu'au fond pour Genet, 
        Chatila n'est pas du côté du "Mal" ? Dès lors quelle est la vérité de 
        Chatila ? de là nous nous interrogerons sur la pertinence de la lecture 
        de l'événement par Genet. Quelle vérité Genet dit-il sur Chatila? Est-ce 
        celle que le discours politique progressiste a tenté d'utiliser ses propres 
        fins?  
         
        On dira qu'avec Genet nous sommes en droit d'interroger un événement dans 
        sa totalité.  
        
      Romuald FONKOUA, MC en littérature comparée 
        à Université de Cergy-Pontoise : Dans les blancs de l'histoire officielle 
        : la littérature en Afrique au XXe siècle.  
      Longtemps, les écrivains africains de langue française 
        et anglaise ont porté leur attention à la colonisation européenne pour 
        rendre compte de leur vision de l'histoire. La littérature est ainsi vite 
        apparue comme le lieu de manifestation d'une résistance à la domination 
        de l'Occident ; le lieu de production d'un contre-discours européen. Tout 
        s'est passé comme si cette littérature, politique à l'évidence, ne se 
        préoccupait que de l'histoire ancienne. À partir de la lecture d'un certain 
        nombre de textes d'auteurs connus (M. Beti, W. Soyinka, A. Brink) et méconnus 
        (M.C. Dati, N. Nyangoma), on se propose d'étudier les procédés littéraires 
        de la relation de l'histoire immédiate dans cette situation de concurrence 
        de discours qu'entretient la littérature avec d'autres sphères de production 
        de l'idéologie en Afrique; de montrer comment le discours de la littérature 
        légitime en les rectifiant les différentes approches de l'histoire. Lire 
        la littérature dans les blancs de l'histoire officielle c'est considérer 
        la littérature doublement : comme une pratique marginale et comme une 
        pratique légitimante. Marginale, la littérature porte sur des sujets niés 
        dans l'histoire immédiate des pays concernés (Cameroun, Burundi, Nigéria) 
        : les guerres internes, les conflits "honteux". Légitimante, écrire une 
        littérature dans les blancs de l'histoire, c'est aussi écrire dans les 
        blancs d'une mémoire collective.  
      ***  
      Michel DEGUY. Ecrivain : L'incroyable. Remarques 
        sur le témoignage.   
      Où en sommes-nous? D'une part tout est témoignage. 
        Le témoin a relayé (relégué?) l'engagé. Après le temps de l'engagement 
        (Sartre), celui du témoignage (P. Levi). D'autre part, "tout ce qu'on 
        dit est faux" (Alain). Comment entendre cette variante d'Epiménide? La 
        défiance ne tient pas tant à l'existence du faux témoin, qu'on peut confondre, 
        mais à la fausseté du vrai témoin ("la fausseté de l'amour même", disait 
        Apollinaire).  
         
        Qu'est-ce qui fait obstruction? Qu'est ce qui "fausse tout"? On tentera 
        un "dénombrement". Par exemple : si le témoin est celui qui prend-à-témoin, 
        comment se fait-il ("c'est le fait") que celui-ci, le pris à témoin, le 
        second témoin, se dérobe (comme le raconte aussi, ou "déjà", l'Evangile)? 
        "Qui témoignera pour le témoin?" demande Celan.  
         
        Si le témoin est celui qui a vu le monstre de près (P. Levi), et puisque 
        nous savons que nous devons voir le monstre de plus près encore, il s'agit 
        d'identifier Méduse : quel est le monstrueux (2002)? Le voir de la littérature, 
        son faire-voir et son faire-croire, sont-ils excédés, épuisés, pas-à-la 
        mesure de cette fin des temps? L'écriture émoussée accablée par l'ironique 
        télévisuel, qui lui-même etc...  
        
      Nicole LORAUX. Anthropologue et historienne. 
        Directrice d'Etudes à l'EHESS : Le brouillé dissimule un rêve (la question 
        féminine en Grèce et la Shoah).   
      Je prendrai comme exemples du brouillé la catégorie 
        déjà brouillée de femmes et de Juif. La tragédie Les Bacchantes d'Euripide 
        (Vème siècle av. J-C), les pressentiments parmi les Allemands concernant 
        les juifs destinés à devenir autant de "disparus" (XXème siècle). Qu'est-ce 
        qui est commun entre ces deux exemples si différents, pris parmi les plus 
        éloignés ?  
        
      Frédéric WORMS. Philosophe. Université de Lille 
        : La négation comme violation du témoignage  
      On soutiendra ici que la négation des témoignages 
        sur les crimes contre l’humanité nous révèle la véritable portée de ces 
        témoignages, tout en reproduisant ou en reconduisant à leur égard ces 
        crimes ou ces violations mêmes, et précisément pour cette raison.  
         
        Ce qui est nié en effet (et par là même révélé) dans la " négation " de 
        tels témoignages, c’est leur prétention à être le témoignage individuel 
        (comme tout témoignage) et même toujours individuel à l’extrême (par l’intensité 
        de l’épreuve ne serait-ce que du spectacle du crime comme crime - car 
        on n’appelle pas témoin celui qui voit le crime sans le voir comme crime) 
        - d’un acte cependant non pas individuel, ou pas seulement individuel 
        (une violation), mais d’un acte collectif, d’un acte dont est perçue d’emblée 
        la dimension collective et même impersonnelle, la violation ou le crime 
        de masse. Le paradoxe de ces témoignages, révélé par leur négation même, 
        semble en effet les rendre intenables : ils ne sont ni des témoignages 
        individuels sur des violations individuelles (" ils ont fait ceci à un 
        tel, moi ou un autre "), ni des constatations objectives ou historiques 
        sur des violations collectives (" tant de victimes de telle manière "), 
        mais une expérience individuelle d’une violation collective (" ils ont 
        fait ceci à un tel et un tel en visant le groupe, la masse, de manière 
        impersonnelle et anonyme -et j’ai vu ou senti cela "). Mais en niant qu’un 
        tel témoignage soit possible, car telle est selon nous l’essence du " 
        négationnisme ", celui-ci en révèle aussi la nécessité et la vérité : 
        la singularité des témoignages sur ces crimes est là, et pas ailleurs. 
        Le crime contre l’humanité serait historiquement avéré sans eux, l’horreur 
        des violations individuelles serait déjà insoutenable comme telle, mais 
        le témoignage sur ces crimes comme tels est au croisement des deux; de 
        lui dépend donc le sentiment individuel et empirique du crime objectif, 
        collectif et historique. C’est lui que la négation nie, c’est lui qu’elle 
        révèle.  
         
        En le niant, elle reconduit donc aussi à l’égard des témoignages le crime 
        dont ils témoignent : négation de masse (peu importe le nombre des témoins, 
        au contraire), mais négation précise du témoignage vivant comme tel (non 
        pas du contenu factuel du témoignage, ni du document sur le crime), qui 
        est en elle-même un crime.  
         
        C’est pourquoi on ne peut y répondre que de deux façons, qu’aucune connaissance 
        historique ou procès juridique, quoique nécessaire, ne peut remplacer 
        : par le recueil des récits individuels en nombre, par l’écriture la plus 
        littérairement pure de l’individuel et de l’impersonnel (et du point où 
        ils se rejoignent) comme en témoignent les grands récits de déportation 
        individuelle, comme en ont témoigné auparavant les grandes œuvres tragiques. 
         
         
        Mais au-delà de cette réponse - dont les grands exemples, quoique rares, 
        sont d’autant plus irremplaçables - reste le problème philosophique : 
        quel est le sens de ce témoignage paradoxal, le plus paradoxal de tous, 
        entre deux violations précises, celles dont il est le témoin (dans un 
        écart constitutif avec la victime, fût-ce dans une même personne), celles 
        dont il est l’objet? Tout se passe comme si le crime contre l’humanité 
        était voué à se redoubler en négation de ce qui en est le témoignage, 
        mais aussi comme si cette négation, comme violation du témoignage, nous 
        révélait précisément en retour de quelle violation précise le témoignage 
        témoigne, exigeant ainsi à la fois une étude de la notion de violation 
        en général, et de la double singularité qui l’affecte ici. 
         
         
       Jean BESSIERE, Professeur de littérature comparée, 
        Université Sorbonne Nouvelle Paris III : Reconstitutions littéraires 
        de l'histoire trouée - les Amériques : DeLillo, Glissant, Roberto Bolaño 
         
      Le paradoxe de l'histoire trouée est qu'elle participe 
        de l'évidence de l'histoire et du su. Au-delà de la constitution du témoignage, 
        les récits littéraires contemporains illustrent ce paradoxe - pour les 
        Etats-Unis et pour cet exemple d'histoire trouée que constitue l'assassinat 
        de John Fitzgerald Kennedy, on lira DeLillo ; pour les Antilles et pour 
        le paradoxe d'une mémoire de l'esclavage qui n'exclut pas que l'histoire 
        de l'esclavage soit une histoire trouée, on lira Glissant ; pour le Chili 
        de la dictature et ses disparus qui font une histoire radicalement trouée, 
        on lira Roberto Balaño. Ces écrivains s'attachent donc à ce qui a été 
        manifestement public, et dont la négation ou l'occultation juridique ne 
        défait pas ce caractère public. Ils jouent du statut de fiction, qu'ont 
        leurs récits, pour noter et passer ce paradoxe en confirmant la mémoire 
        publique et en assignant le sujet, auquel est attaché ce paradoxe, dans 
        le temps et dans l'histoire - il faut dire une assignation libre puisque 
        ces fictions sont en grande partie inventées. Cette assignation libre 
        est le dessin d'une mémoire publique libre, et non plus paradoxalement 
        contestée. On en vient à un autre paradoxe : celui de la fiction comme 
        moyen de la consolidation de la mémoire publique de l'histoire. Il faut 
        simplement comprendre, par ce paradoxe, que l'histoire est donnée pour 
        ce qui est seulement relatif à la mémoire - la mémoire est tenue pour 
        inévitable.  
        
      Jean-Pierre KAREGEYE. Université de Berkeley, 
        Californie : Rwanda : corporéité et témoignage.  
      1.Problématique de la validité du témoignage rwandais. 
         
         
        Par corporéité, j’entends la possibilité qu’a le corps de se dire/se donner 
        dans une situation donnée. Le corps de la victime du génocide dépouillé 
        de parole se pose comme " témoin intégral " d’un événement au sens grec 
        de martis. Aussi sous l’influence du catholicisme, certaines victimes 
        du génocide sont dangereusement fichées comme martyrs chrétiens. Cette 
        perception " chrétienne ", rappelant l’idée d’offrande dans le discours 
        du bourreau (Imana yarabatanze, Dieu vous a livrés), culpabiliserait les 
        rescapés qui ont lutté contre le destin et condamnerait les victimes qui 
        ont refusé de marcher passivement vers le lieu de la mort (voir Dieu nous 
        parle au Rwanda, Limete, Ed. Saint-Paul, 1996 et G. Agamben, Ce qui reste 
        d’Auschwitz. L’archive et le témoin, Paris, Payot et Rivages, 1999, pp. 
        31-42). La victime comme " témoin intégral " ou comme " martyr " est un 
        témoin qui ne peut pas témoigner. Logiquement, Théoneste Bagosora s’appuie 
        sur l’impossibilité de témoigner de l’intérieur de la mort pour nier le 
        génocide : " que ceux que j’ai tués viennent témoigner."  
         
        Le génocide raconté sur fond de guerre n’est pas identique à la réalité 
        vécue. La césure entre le dit et le vécu relève sans doute de la relation 
        forcée entre le génocide et ses " causes " d’une part et, d’autre part, 
        de l’interférence de la conscience du sujet- victime ou bourreau- entre 
        l’apparaître et l’objet à percevoir. L’objet est confusément visible. 
        Il se constitue à partir de fragments disséminés dans des mémoires de 
        violence entrecroisées ou parallèles pour éluder les signes du génocide 
        de 1994. Le cri du corps du rescapé n’est qu’un récit dramatique parmi 
        tant d’autres. Le récit autobiographique du rescapé une fois recousu, 
        loin d’exposer le drame traversé, se voit dévier vers le discours juridique, 
        à charge, d’un tiers sans preuves. En sus, il est accusé de diabolique, 
        au sens étymologique, face au discours religieux sur l’unité.  
         
        Le discours du rescapé rwandais est élaboré à partie des emprunts. Il 
        est reçu comme mauvaise copie du récit de l’holocauste à travers la médiation 
        d’une langue étrangère, les concepts et les méthodes d’approche. Les points 
        d’ancrage et les lieux des débats sont subordonnés à ce qui a été dit 
        et écrit sur l’Holocauste. La " Shoah rwandaise " devient un événement 
        tragique sans toute la charge sémantique du mot génocide. La validité 
        du témoignage rwandais n’est pas à déterminer à travers un " décollage 
        conceptuel " et une grille de lecture autonome. Cependant, le décorticage, 
        par exemple, des termes " itsembabwoko", " uwacyitsekwicumu " et le rapport 
        qui lie le drame au corps du rescapé rwandais permettent de viser et d’articuler 
        le sens du génocide à partir d’un langage immanent et particulier mais 
        sans cesse en dialogue avec d’autres langues semblables. Malgré les embûches 
        dressées sur le chemin du témoignage, le corps du rescapé ne cède pas. 
        Il se pose en relique de tous ceux qui ont traversé le génocide. Le rescapé 
        est son corps propre. Connaître son corps, c’est rendre témoignage dans 
        la mesure où la réalité du corps s’identifie à toutes les réalités qui 
        l’ont traversé. Un corps qui a survécu devient un corps qui parle: " ukize 
        inguba arayiganira".  
      2. Le corps qui parle.  
         
        Le corps du rescapé ne peut pas ne pas témoigner. Il est inscrit comme 
        témoin d’un drame qu’il a traversé et vécu. Non pas en martyr ou en témoin 
        à charge, mais en témoin, dans le sens de superstes, dont le drame se 
        déroule dans le contour du corps. Le témoignage devient le drame d’un 
        " corps qui parle " (Merleau-Ponty) Ainsi, le génocide raconté dévoile 
        le corps comme épiphanie ou représentation du génocide. Un corps qui se 
        métamorphose en microcosme en figurant la vie d’un peuple exterminé- ou 
        presque. Le corps se retrouve sujet à la fois destinataire et destinateur. 
        Le narrateur s’identifie à son corps propre. Il se raconte, se comprend 
        en exposant le drame de son corps qui est celui de toutes les victimes. 
         
         
        Mais dans certains récits des rescapés, le corps blessé et malade du sujet 
        est perçu comme un en soi (corps étranger) inséré dans l’univers des choses. 
        Le corps se pose comme opposant du sujet-narrateur en quête de la survie. 
        Le corps témoigne de l’extérieur dans la mesure où le rescapé pense vivre 
        une nouvelle vie dans un corps qui n’est plus le sien et habité par le 
        génocide : " le corps ne m’appartient plus " (Mukagasana) . Le corps du 
        rescapé devient un corps-fantôme dont il veut se défaire.  
         
        L’univers spatio-temporel est marqué par le corps. Dans les témoignages, 
        tout -ou presque- se joue, se déplace et se décide à l’intérieur du corps. 
        Ainsi le corps de la victime quitte le domaine privé pour s’exposer comme 
        espace public. Un espace qui résulte d’un monde perçu et imaginé selon 
        les perspectives du corps qui circonscrit les limites de l’univers du 
        récit. Murambi, Nyamirambo et l’Eglise de Nyamata ne fonctionnent pas 
        comme des camps. Ils existent comme accidents dépendant des ‘mouvements’ 
        opérés par le corps de la victime. Le corps accompagne ou marque les modalités 
        temporelles du récit. Le temps de la narration ultérieure ou /et intercalée 
        est déterminé par le drame du corps de la victime.  
         
        Je propose d’articuler ma réflexion autour des témoignages écrits par 
        des rescapés parmi lesquels les trois livres de Yolande Mukagasana publiés 
        à Paris aux éditions Robert Laffont (La mort ne veut pas de moi, 1987, 
        N’aie pas peur de savoir, 2000 et Les blessures du silence, 2001).  
        
      Yolande GOVINDAMA. Maître de conférences à Paris 
        5. Psychanalyste : Déni de l'esclavage et sa fonction au niveau de 
        la dynamique psychique et dans le lien social.  
      Il s'agit de mettre en évidence, à travers les 
        vignettes cliniques des patients issus des départements d'outre-mer (Antilles, 
        La Réunion), la fonction du déni comme un fondement de l'identité du sujet 
        et qui assure la survie psychique. Ce même déni contribue à déplacer le 
        rôle de l'ennemi dans la construction du lien social.  
        
      Hélène PIRALIAN. Ecrivain, psychanalyste : Rupture 
        de généalogie et identité perdue : du lien bourreau-victime à partir de 
        deux nouvelles récentes, turque et arménienne.  
      Le génocide fait trou dans l'histoire en même temps 
        que trou pour un sujet au lieu de son origine. Et, en disloquant en lui 
        l'articulation du langage au corps, il l'expulse hors du champ de l'humain. 
        Quant au déni qui accompagne tout génocide comme partie intégrante de 
        celui-ci, il redouble cette expulsion puisqu'il impose au lieu et en lieu 
        de l'origine un "n'ayant-jamais-existé". Ainsi pose-t-il une non-existence 
        en lieu et place d'une existence, détruisant les repères identificatoires 
        et les références subjectives des héritiers de ce génocide.  
         
        Dès lors, comment peut s'établir ou se rétablir une filiation face à cette 
        non-existence originaire? Ce n'est donc qu'à partir de cette disparition 
        comme effondrement du fondement de l'humain, et lieu éminemment périlleux 
        d'un possible ne-pas-être, que peuvent se poser, dans l'après d'un génocide, 
        les questions qui ont trait à la resubjectivation (symbolique et charnelle) 
        des sujets. En premier lieu celle qui touche la traversée de la scène 
        du meurtre, qui vient prendre la place de la scène primitive comme scène 
        traumatique, où seuls bourreaux et victimes ont place et sens.  
         
        D'autre part, de ce lieu rendu impensable, quels sont les écritures possibles 
        : entre les deux extrêmes d'un témoignage qui serait pur dire du temps 
        traumatique, et d'une fiction qui se situerait du côté de l'ignorance, 
        voire du déni. Là où le sens passerait par un sujet, mais à condition 
        que celui-ci n'en sache rien - reprenant ainsi le déni génocidaire. Ecritures 
        qui en ce cas ne seraient pas restauratrices pour le sujet, mais qui témoigneraient 
        plutôt, chacune à leur manière, des points de butée dans lesquels laisse 
        un génocide, c'est-à-dire la déliaison de ce qui noue le langage au corps. 
        Au-delà de ces écritures, y a-t-il place pour une écriture qui, sans être 
        elle-même restauratrice, rendrait compte d'un processus de restauration 
        qui se situerait ailleurs que dans l'écriture? Et en ce cas, où se situerait 
        cette restauration, et quel lien entretiendrait-elle avec l'écriture? 
        Restauration qui ferait que soient rendues au sujet sa place dans l'ordre 
        généalogique et son incarnation en un corps où langage et désir seraient 
        à nouveau indéliables.  
         
        Ces questions seront abordées à travers des textes récents de Kariné Khodikian 
        (Je n'irai pas) et Demir Ozlù (Vodka; Hallucination à Berlin), l'un d'un 
        écrivain arménien, l'autre d'un écrivain turc. 
         
      Janine ALTOUNIAN. Ecrivain, traductrice : L’importance 
        du dedans/dehors pour le démantèlement de l’emprise du déni.  
      L’exposé cherchera à montrer comment, dans les 
        situations psychiques ou politiques assujetties au déni ? déni d’existence 
        du sujet ou d’un groupe humain rendu " invisible " - il est nécessaire 
        qu’existe, au moins, une délimitation entre un dehors et un dedans ( des 
        frontières territoriales, des opinions consensuelles et dominantes, des 
        pouvoirs institués…), car c’est l’introduction du dehors dans la langue 
        et la culture du dedans qui sera susceptible de démanteler l’homogénéité 
        des alliances dénégatrices de l’exclusion et de la " misère du monde ". 
        Leur emprise dénégatrice ne peut en effet être subvertie que s’il y a 
        possibilité, pour les exclus, d’apprendre la langue et la culture des 
        inclus et de conflictualiser, grâce à leurs différences irréductibles, 
        les mouvements transférentiels réciproques des uns sur les autres.  
      Martine HOVANESSIAN Anthropologue URMIS-CNRS, 
        Paris VII : Fonction anthropologique du témoignage et de l'histoire 
        orale : traversées des lieux de l'exil et désappartenance. Être témoin 
        de la survie.  
      Dans la continuité de travaux portant sur l'observation 
        puis l'analyse des "cadres sociaux de la mémoire " élaborés par les exilés 
        arméniens des années 1920, nous travaillons dans une perspective anthropologique 
        sur une tentative de rendre compte de la charge que représente pour les 
        descendants ou les générations suivantes de s'inscrire pleinement dans 
        le sillage d'une histoire collective de la dépossession, de l'effondrement 
        , de la désarticulation et du déni .  
         
        La méthode biographique des récits de vie recueillis auprès d'adultes 
        nés en France pour la plupart dans l'entre-deux-guerres, dont certains 
        de leurs parents ont été des orphelins m’a permis de poser les bases d’une 
        "phénoménologie de la survivance". Nous parlerons des enjeux de cette 
        survivance à travers les exigences que le sujet impose au rythme même 
        de sa narration, même si les histoires orales sur l'exil ou le génocide 
        se déroulent sans objectif de démonstration. Nous développerons en ce 
        sens la notion de temps identitaire en montrant que ces contraintes sont 
        autant de balises qui encerclent "le puits sans fond" sur lequel le récit 
        s'engage et engage le sujet qui parle à se confronter aux limites possibles 
        du "dire" et de "son dire". Retour du récit sur le sujet, bruissements, 
        chuchotements, pleurs, arrêts, silences, cris, importance du détail et 
        de l'anecdote sont autant de marques d'une sobriété contrôlée qui tracent 
        un temps possible de retrouvailles entre soi et les autres vivants, entre 
        soi et soi, entre soi et les disparus, entre mémoire sociale et statut 
        du sujet, entre soi et l'idée de destin analysée par Renaud Dulong dans 
        son livre sur le témoignage.  
         
        La dimension subjective de cette anthropologie narrative non seulement 
        n'est pas un frein à notre entreprise mais se trouve sollicitée afin d'analyser 
        le passage de l'expérience traumatique dont certains ont dit que la caractéristique 
        est précisément de ne pas pouvoir s'inscrire et s'élaborer dans l'espace 
        intra-psychique, de rester en perpétuel défaut d'énoncé", et/où "le sujet 
        est confronté à un bloc imaginaire inconnu" .  
         
        Nous insisterons à travers ces témoignages sur la notion de désappartenance 
        et de réappartenance développées par Philippe Bouchereau (l'Intranquille). 
        Nous décrirons dans cette perspective, les conditions de production de 
        ces récits oraux qui à travers un dispositif singulier dessinent un lieu 
        possible du soi dans un espace collectif réhabilité et donnant lieu à 
        l'apparition de thèmes récurrents (la condition d'orphelin, les générations, 
        le travail à l'usine, les lieux de passage et d'ancrage, les noms de lieux, 
        la référence à la communauté et au lien collectif, la discrimination à 
        l'école ) comme autant d'éléments sociaux, socio-structurels qui viendraient 
        attester d'un principe de réalité et signifier que ce qui a eu lieu a 
        bien eu lieu. En effet, à certains moments imprévisibles, là où la parole 
        de la survivance surgit, le récit pourrait vaciller et interrompre l'échange. 
        En ce sens, les notions de mémoire sélective, d'amnésie de mémoire, de 
        refoulé sont tout à fait insuffisantes pour rendre compte de cette plongée 
        ou proximité avec l'intraduisible du "ressouvenir".  
         
        Un projet s'est progressivement noué dans une relation de confiance entre 
        les acteurs-narrateurs qui consiste avec leur collaboration , à commenter 
        ces histoires de vies sans que cela ne se contente d'une juxtaposition 
        de monologues. Le privilège explicatif que nous accordons à notre démarche 
        consiste à "faire du lien" entre ces polyphonies narratives, travaillées 
        dans la perspective d'une confrontation du "dit" d'un seul à la discussion 
        de plusieurs, brisant l'allure rectiligne du récit anthropologique .  
         
        Nous insisterons sur le thème de la réparation qui traverse les histoires 
        orales (donner à entendre les voix des autres) Dans cette perspective, 
        nous parlerons du projet de passage à l'écriture, à la mise en forme d'une 
        écriture des exils, de ces fragments des corps en souffrance, faisant 
        entrevoir un "horizon non barré". La fonction de l'écriture comme possibilité 
        de réinscription du champ symbolique, comme acte politique, comme " détermination 
        historique de l'agir" (Dulong).  
        
      Bernard LEMPERT, anthropologue et psychologue 
        : Le vote et le crime.    
      Les crimes contre l'humanité et les violences génocidaires 
        sont considérés comme les actes les plus terribles qui puissent être commis. 
        Condamnés par le droit international, ils font l'objet de l'opprobre général. 
        L'éthique les réprouve et les rejette avec un sentiment d'horreur. Pourtant, 
        ils n'occupent pas une place proportionnelle à cette indignation et à 
        ce refus lors des campagnes électorales par lesquelles sont désignés les 
        représentants politiques, c'est-à-dire les personnes et les forces les 
        mieux à même de s'opposer, sur le théâtre du monde, aux pratiques de destruction. 
        On peut même dire que ces préoccupations fondamentales du point de vue 
        éthique et du point de vue juridique sont quasi absentes du débat politique 
        lors des consultations, comme si les élus n'avaient pas à se considérer, 
        sur ces sujets, responsables devant leurs électeurs. C'est ainsi que, 
        dans de nombreuses démocraties, le vote s'inscrit dans un véritable processus 
        d'évitement par rapport à la conscience du crime - et c'est en cela que 
        le vote participe indirectement du crime.  
        
      Luiza TOSCANE, militante : Du statut de la 
        victime dans les ONG : une expérience tunisienne.  
      Eléments de réflexion à partir d'une expérience 
        menée sur plusieurs années dans une ONG de défense des droits de l'homme 
        (CRLDHTunisie). Quel est le statut de la victime et partant de son témoignage 
        dans ce type de structure ? La victime de crimes contre l'humanité, le 
        ou la rescapée, ou encore la tierce personne (témoin) sont la source de 
        toute information, donc de l'activité de la structure. Pourtant cette 
        dernière s'autonomise à tel point que la victime n'y est plus conviée 
        qu'à des rares exceptions, essentiellement pour servir de "preuve à l'appui", 
        dans un combat qui se mène largement sans elle. La dissociation entre 
        son témoignage, appelé à rester, et la victime, bannie de l'ONG, a de 
        lourdes conséquences, parmi lesquelles : dilution ou fragmentation du 
        témoignage, atomisation ou satellisation des victimes par rapport à une 
        structure qui n'est pas la leur. Danger de substitutisme, voire de manipulation, 
        etc Il conviendra de s'interroger sur la méfiance que les militants vouent 
        aux victimes.  
      ***  
        
      Albert HERSZKOWICZ. Médecin : L'antisémitisme 
        en Europe: survivance du passé ou danger à venir?  
      Cinquante ans après le génocide des juifs d'Europe, 
        il ne semble pas que s'y profile l'horizon d'une disparition de l'antisémitisme. 
        La dynamique est même plutôt inverse. L'extrême droite dite populiste 
        bénéficie de succès électoraux imprévus. Sa thématique xénophobe intègre 
        le plus souvent une composante antisémite rattachée à l'histoire de la 
        2ème guerre mondiale et des formes plus ou moins explicites de négationnisme 
        (Autriche, France, Roumanie, Hongrie..) En Allemagne la polémique s'approfondit 
        après le premier choc provoqué par l'écrivain Martin Walser en 1998 qualifiant 
        le génocide de "massue morale" pesant sur la société. Parallèlement se 
        développent des actes antijuifs liés au contexte de l'affrontement au 
        Moyen-Orient. Au travers de la situation dans différents pays européens 
        seront questionnées l'actualité et la forme d'un combat contre l'antisémitisme. 
         
         
      Louis BAGILISHYA, Membre de l’association Communauté 
        Rwandaise de France : Discours de la négation, dénis et politiques. 
         
      La négation du crime et l’étouffement de la voix 
        du témoin sont au cœur du projet génocidaire. Pour le génocidaire rwandais, 
        qui n’est ni la victime d’une folie collective, ni un simple exécutant 
        dans un cycle de violences ataviques, il s'agit, bien sûr, d’effacer les 
        marques du crime sans nom. Mais, il s’agit aussi de continuer le génocide. 
        Le discours de la négation sera ce langage métaphorique qui réveille la 
        souffrance indicible du rescapé, et de toute personne apparentée à la 
        population tutsie. A propos du génocide contre les Tutsis et l’extermination 
        des Hutus opposants à la politique de l’État criminel rwandais en avril, 
        mai, juin 1994, visiter, et revisiter les discours de la négation de l’Évènement, 
        c’est entrer dans des zones troubles aux frontières poreuses : la zone 
        de l’effacement de l’histoire d’une culture politique prégénocidaire ; 
        la zone du révisionnisme qui déplace à la périphérie de l’histoire l'Évènement-génocide 
        ; la zone des formes et des mots du déni qui “concède” le génocide comme 
        réalité historique mais dénie le sens de l'Évènement-génocide... Nous 
        allons visiter, et revisiter ces zones en traversant différentes publications, 
        essais politiques, livres d’histoire, recueil de témoignages. Notre cheminement 
        va nous amener à repérer la négation, le révisionnisme, et le déni comme 
        terrain d'investissement pour délégitimer ou combattre politiquement l’actuel 
        État rwandais.  
         
        Le génocide contre les Tutsis et l'histoire politique dans la région des 
        Grands-lacs africains ont aussi été investis par des discours aux racines 
        idéologiques différentes, mais aux tonalités entremêlées: c'est le discours 
        sur “un Monde confronté à l’implosion des États-nations pour un Nouvel 
        ordre dont les Tutsis seraient le bras armé en Afrique”; c'est le discours 
        qui dissout l’Évènement-génocide dans les conflits d’un Monde désenchanté 
        qui, après la fin de la Guerre froide, va connaître l'ère des “conflits 
        entre communautés culturelles”. Ce sont également ces discours que nous 
        allons visiter.  
        
      Réactions de Louis BAGILISHYA à l'argumentaire 
        du colloque 
       1 - Pourquoi ne pas l'intituler : "L'Histoire 
        trouée : Négation, Révisionnismes, Déni et Témoignage"...  
         
        Je pense que le révisionnisme mérite un "détour". L'incessant sursaut 
        des expressions et des tentations révisionnistes mérite d'être analysé. 
        La Négation est intrinsèque à la logique du projet génocidaire. Le phénomène 
        est relativement bien cerné. Par contre, le révisionnisme du Génocide 
        ou des Actes génocidaires peut revêtir des formes plus diffuses, perverses...Il 
        y a des Constructions révisionnistes, des Discours conscients. Il y a 
        aussi des Discours révisionnistes "inconscients" entretenus autour de 
        l'actualité politique des États (Israël/Palestine;Rwanda/Congo)...Actuellement, 
        il n'est pas facile de parler de la Shoah ou de "Rwanda 94"- Itsembabwoko 
        des Tutsis (le génocide contre la population Tutsie) sans "prendre en 
        pleine figure" : "et la politique de Sharon !" ou "et la politique de 
        Kigali au Kivu !"... Ces discours vont susciter une attirance-fascination 
        pour les "scoops" qui - révisent- les chiffres, proposent des comparatifs 
        -oppositions des Souffrances. L'arithmétique des victimes va remplacer 
        le Sens, la singularité, l'exceptionnalité de l'Évènement génocide...le 
        révisionnisme peut se développer aussi là ou la Mémoire historique est 
        prise en otage par le politique du Moment...  
         
        2 - Les discours du Déni, les maux du Déni  
         
        Le Déni est l'expression la plus perverse de l'anéantissement de l'Autre 
        qui est rescapé(e) ou membre d'une Communauté victime d'un Génocide. Il 
        y a dans les manifestations et expressions du Déni une invitation à l'abdication 
        de la pensée, une invitation à la destruction du Sens. La destruction 
        du Sens, surtout dans notre "Société du spectacle" est au coeur d'un travail 
        de sédimentation pour faire de "Rwanda 94" un événement parmi d'autres 
        tragédies qu'a connues l'Afrique ; d'où l'urgence de penser ce qui est 
        évoqué p.3 du texte de l'argumentaire : "Qu'est-ce qui est dénié ou nié 
        exactement ? le fait , l'événement, le Sens, (...) la négation comme travail 
        symbolique de la subjectivation, avec en son coeur la destruction du travail 
        de deuil, empêchant la mort de constituer un horizon du Sens". Ce passage 
        est pour moi très important, très parlant. D'où ma sensibilité au langage 
        mortifère, aux mots qui font mal, aux mots qui réveillent la blessure 
        dans la souffrance, et aux maux du Déni. J'avais évoqué ces aspects lors 
        du séminaire sur le Déni (28/03/2001). Dans le document de Canal+sur "l'ultragauche, 
        l'extrême droite et le révisionnisme" (Lundi6 mai, 22 h 40), le peintre 
        Oler dit comment son père rescapé des camps nazis est mort de désespoir 
        avec le réveil du révisionnisme... Je connais des rwandais (e)s dont les 
        "larmes coulent dans le ventre" en butant, çà et là, sur les mots du mépris 
        ordinaire, les mots du langage meurtrier tels que "Gouvernement sortis 
        des fosses communes", "le génocide-fonds de commerce" etc... Sur le Déni, 
        une autre piste de réflexion qui me paraît importante : "les formes du 
        Déni et le politique aujourd'hui" Comment penser le fait que les tenants 
        d'un nouveau courant, appelons-le : "néo-nationalisto/ souverainisto/ 
        anti-américaniste" ont été dans le Déni sur la purification ethnique au 
        Kosovo ? Comment penser le fait que le Déni se vulgarise avec le désenchantement 
        de l'après-guerre froide et de "la fin de l'Histoire"... surtout dans 
        cette "banlieue" du Monde qu'est l'Afrique ? Conséquence de ces Constructions 
        qui poussent à la cécité : "Milosevic est la victime de l'Otan ! la purification 
        dans le Kosovo est la conséquence des bombardements de l'Otan !". Conséquences 
        de ces discours : "Rwanda 94" n'a pas de Sens en Soi, l'Évènement n'est 
        pas "lisible" bien que visible. L'extermination systématique de 1 million 
        d'africain(e)s ne serait que la conséquence tragique de "l'implosion des 
        États et des États-Nations dans un contexte d'une Mondialisation pilotée 
        par des intérêts financiers privés ...  
         
        4 - Formes du témoignage :  
         
        Tout est dit. Les questions posées autour de Littérature/Témoignages/Mémoire/Connaissances 
        méritent d'occuper au moins une journée et demie. Peut-on ajouter une 
        réflexion sur la passage à l'Acte d'écrire... Le Génocide instille comme 
        une injonction intérieure qui serait : "Toi rescapé(e) tu dois écrire 
        ! ", Même dans les cultures à dominante orale où la parole -publique- 
        a été jusqu'à présent captée par l'Homme. J'observe un besoin et un désir, 
        d'écrire chez Spéciosa Mukayiranga (journée de La Villette), et chez Yolande 
        Mukagasana qui, comme elle le dit souvent, ne peux plus se passer d'écrire. 
        Par ailleurs, dans la relation Génocide/Transmission/passage à l'Acte 
        d'écrire, je me pose une question : la naissance du témoignage écrit eût-elle 
        été possible au Rwanda si le projet génocidaire avait totalement aboutit 
        ? Que nous apprend l'Arménie, la littérature, la Catastrophe, Avril 1915 
        ? Pourquoi au Rwanda, 1959/60,1963-64, les périodes du début de l' exil 
        et des actes génocidaires n'ont pas donné lieu à des témoignages écrits 
        ? Pourquoi ces événements "n'existent pas" dans les poèmes de J.B Mutabaruka 
        (premier rwandais publié à Paris en 1964-65) par exemple ? Et puis, peut-être 
        pourrait-on revenir sur les conditions de production-circulation, et surtout 
        réception, des témoignages/écrits africains face à la violence politique. 
        Sans revenir uniquement sur le phénomène "Dans le Nu de la vie" et le 
        trouble de lecteurs rwandais et rwandophones autour de ce livre, je pense 
        également à un livre événement comme celui de I. Naidoo "Dans les bagnes 
        de l'Apartheid" (Méssidor/1985) qui ne connut pas l' accueil que ce livre 
        méritait...Heureusement qu'il y a eu le livre de G. Slovo...  
        
      Jean-Franklin NARODETZKI, psychanalyste : Le 
        traitement de la réalité. De la Bosnie à la Palestine.  
      I ? PREALABLE EPISTEMOLOGIQUE  
        a) Contre l’import-export conceptuel. Transplantés de la théorie de la 
        psyché dans le champ social-historique, les concepts freudiens produisent 
        une intelligibilité illusoire et réductionniste. Ce que disant, j’ai conscience 
        de m’inscrire en faux contre la pertinence illimitée revendiquée par Freud 
        dans Psychologie des masses [et non des " foules "] et analyse du moi 
        : " ... la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, 
        une psychologie sociale ". Le " symbolique " fourré partout ne résout 
        pas le problème. b) D’où la nécessité de s’entendre sur les mots - déni-désaveu, 
        réalité, négation/dénégation - si l’on veut, pour rendre compte de la 
        façon dont est traitée la destruction exercée à l’encontre d’un ensemble 
        humain, continuer de les employer sans trop offenser la rigueur intellectuelle. 
         
      II ? SPECIFICITE DE L’OPERATION MEDIATIQUE (LATO 
        SENSU)  
        Si mes souvenirs sont bons, dans la forme marchandise, Marx voyait jouer 
        l’identité par équivalence. Tel est aussi le sort, pourrait-on avancer, 
        que subissent les éléments historiques (pour éviter la trop assertorique 
        en même temps qu’imprécise notion de " fait ") quand ils passent par la 
        moulinette cathodique ou plumitive. Un génocide y équivaut aux escroqueries 
        de Bernard Tapie ou à la récolte du plus gros chou-fleur de l’année. Baudrillard, 
        quand il était encore Baudrillard, écrivait là-dessus des choses intéressantes. 
         
      III ? TRAITEMENT DU GENOCIDE SERBO-CROATE DE LA 
        POPULATION BOSNIAQUE  
        Je me dispenserai, pour la première fois dans une intervention publique 
        orale ou écrite, de rappeler, comme on dit, les faits. D’abord parce que, 
        si je continue à répéter ce que j’affirme depuis 1993, je ne m’exposerai 
        plus aux convocations du ministère de l’Intérieur, mais à une réputation 
        de gâteux, ce qui est beaucoup plus grave ; ensuite et surtout, parce 
        que ceux qui ne savent pas encore ce qui a été commis en Bosnie ne le 
        savent pas parce qu’ils n’en veulent rien savoir. Ce qui peut s’analyser 
        ; non faire l’objet d’une discussion. Je ne rappellerai que les procédés 
        d’annulation ou de falsification mis en œuvre au moment même et jusqu’à 
        présent (au besoin de façon naïve, par des gens " bien informés " et / 
        ou de " bonne volonté ") afin de rendre inintelligible ce qui se produisait 
        sous nos yeux : rhétorique négative, " impuissance " occidentale, thématique 
        ethniciste, " complexité ", processus sans sujet ni stratégie … L’inexistence 
        de toute stratégie parcourt comme un fil rouge comptes rendus des événements 
        et commentaires de la politique occidentale.  
         
        IV ? TRAITEMENT DE L’OPPRESSION ISRAELIENNE DE LA POPULATION PALESTINIENNE 
         
        Rien de tel, jusqu’ici, dans le discours dominant sur la seconde Intifada. 
        Les interprétations du conflit peuvent être discutables, stupides, erronées, 
        mensongères ; jamais elles ne véhiculent l’évanouissement des protagonistes, 
        le refus de les nommer, l’effacement des agents par des ectoplasmes producteurs 
        d’événements automatiques (La Haine, La Guerre, Le Manque de volonté politique, 
        etc.). Je ne retrouve pas l’acharnement à méconnaître qu’a suscité la 
        destruction de la Bosnie. Cette aisance à désigner (des responsabilités, 
        des causalités historiques ou des objectifs politiques) est l’une des 
        différences séparant les deux traitements, et il n’est pas incongru de 
        se demander à quoi elle est due. Le récit achoppe pourtant, quoique d’une 
        autre façon, sur la question de la stratégie : non pas déniée mais sans 
        cesse questionnée, celle de Sharon demeure opaque. L’incarcération identitaire 
        (" Arabes " contre " Juifs ") inspire aussi la présentation des violences. 
        L’antagonisme ne s’y réduit pas, comme dans le cas bosniaque, à l’existence 
        de prétendues " ethnies " échappées au joug bénéfique de Tito, qui suffisait 
        à expliquer pourquoi le sang coulait. Elle contribue néanmoins à nourrir 
        une autophilie de masse que les pratiques du gouvernement israélien sont 
        faites pour garantir, par-delà ses frontières, chez les Juifs comme chez 
        les Arabes. Ce qu’on nous donne à voir d’une rage colonisatrice est aussi 
        le mode d’apparaître de l’auto-destruction.  
        
      Nils ANDERSSON. Editeur : Le témoignage dans 
        le travail d'histoire, l'exemple algérien.  
      Quand l'accès aux archives d'État reste entravé, 
        voire interdit, ou lorsque les documents accessibles aux historiens sont 
        expurgés, quel rôle peut être assigné, pour mener le travail d'histoire, 
        aux témoignages de victimes et aux écrits de témoins publiés dans le cours 
        des événements ? Prenons pour référence la guerre d'Algérie : dès les 
        premières semaines du conflit il était possible de savoir que se commettait 
        l'indicible et sa dénonciation s'est poursuivie, réplique à la négation, 
        jusqu'à la fin des hostilités.  
         
        Ces documents constituent de véritables "archives citoyennes", non à l'encontre 
        d'un génocide mais s'élevant contre la violence politique et les crimes 
        de guerre. Si l'on pose la question du crédit à accorder au témoignage, 
        quel est-il dans le cas de ces "archives citoyennes" ? Le grand nombre 
        de sévices révélés dans des livres, des revues et des journaux, entre 
        1954 et 1962 jamais infirmés, plaident pour la véracité.  
         
        Ces récits constituent en effet des milliers de pages faisant état de 
        centaines de cas de torture, d'enfermement, de ratonnades, etc. Les noms 
        des victimes, les lieux où les actes furent commis (prisons, camps de 
        regroupement, centres de torture, etc) sont précisés. Y figurent également 
        les noms des tortionnaires, de leurs responsables hiérarchiques, mais 
        aussi les noms de ceux qui ont porté secours aux suppliciés.  
         
        Cette masse de données permet de vérifier les allégations et de procéder 
        à des recoupements. Autre élément à porter au crédit de ces témoignages 
        : si la dénonciation émane le plus souvent de la population victime des 
        sévices, lors de la guerre d'Algérie, ce sont des Français, bénéficiant 
        d'un accès à la parole refusé aux Algériens, qui ont publié les récits 
        des victimes ou témoigné de ce qu'ils avaient vu. D'où la qualification 
        d'"archives citoyennes".  
         
        Face aux accusations de propagande contre leur pays dont les auteurs ou 
        éditeurs de ces documents se voyaient l'objet, il était nécessaire, toute 
        fausse imputation permettant de contester les sévices les plus avérés 
        et de jeter le discrédit sur leur personne, de faire montre, dans ce travail 
        de dénonciation, de sérieux et de rigueur et de veiller à ne pas être 
        instrumentalisé ou manipulé. La crédibilité des témoignages s'en trouvait 
        ainsi renforcée et c'est pourquoi, bien que soumise aux saisies ou aux 
        poursuites judiciaires, leur publication a permis de lézarder le silence 
        imposé par le pouvoir et le discours colonial dominant jusqu'à influencer 
        sur le cours de la guerre. À ce titre, "La Question" d'Henri Alleg a joué 
        un rôle semblable à celui de cette photo d'enfants, brûlés au napalm, 
        fuyant sur une route, pendant la guerre du Vietnam. Cette influence, aujourd'hui 
        sous-estimée, des témoins et des témoignages, lors du conflit algérien, 
        doit être rappelée.  
         
        Quarante ans après ces événements, la pensée négationniste est absente 
        du débat, certains acteurs assumant même pleinement les faits. Toutefois, 
        s'insinue par le biais d'une relativisation de la gravité des exactions 
        (en se limitant aux actes de torture), d'un refus de leur caractère systématique 
        et d'une banalisation des méthodes utilisées, une volonté de déni.  
         
        Or, cette négation de crimes de guerre revient à nier les victimes algériennes 
        ayant subi ces sévices mais amène également à ignorer le traumatisme infligé 
        à une génération de jeunes Français, témoins et parfois acteurs à leur 
        corps défendant. Au sortir du conflit, les uns comme les autres se sont 
        murés dans le silence du torturé, du condamné à mort, du témoin de sévices 
        qui cherche à effacer l'abomination de sa mémoire ou comprend que son 
        entourage - il faut tourner la page - ne veut ni l'écouter ni ne l'entendre. 
        Il en est résulté une occultation de l'histoire proche, occultation qui 
        ressort du débat engagé depuis deux ans sur la torture où des faits connus 
        et dénoncés au cours de la guerre (un exemple récent, Le Pen tortionnaire) 
        peuvent être présentés comme des "révélations". Le refus du pouvoir d'ouvrir 
        les archives d'État sur cette époque relève de ce déni et en fait même 
        un agent de celui-ci. La sécurité nationale ne peut plus être invoquée, 
        mais, raison essentielle, les courants politiques qui composent le pouvoir 
        se refusent encore à assumer leur responsabilité dans la politique suivie 
        et les moyens utilisés lors de cette guerre.  
         
        Cette attitude est facilitée, voire confortée, par le fait qu'une part 
        importante de la population se refuse à l'acte de mémoire. Face à ce constat, 
        les "archives citoyennes" peuvent être considérées comme un instrument 
        qui permet d'interpeller l'État afin qu'il réponde des faits dénoncés 
        ou, s'il y a lieu, les récuse. Cela pour répondre à l'interrogation de 
        Pierre Vidal-Naquet formulée au terme des huit années de guerre : " Comment 
        fixer le rôle dans l'État futur de la magistrature ou de l'armée ou de 
        la police si nous ne savons pas d'abord comment l'État, en tant que tel, 
        s'est comporté devant les problèmes posés par la répression de l'insurrection 
        algérienne, comment il a été informé par ceux dont c'était la mission 
        de l'informer, comment il a réagi en présence de ces informations, comment 
        il a informé à son tour les citoyens ?  
         
        Le témoignage, devenu ainsi objet d'histoire plus qu'acte de justice, 
        peut servir à établir la chaîne des responsabilités dans les prises de 
        décisions, à connaître les mécanismes du recours à la violence politique. 
        Il peut aider à répondre à cette interrogation de Sartre : Est-ce l'occasion 
        qui décide seule et selon l'occasion, n'importe qui, n'importe quand, 
        peut devenir victime ou bourreau ? Enfin, et ce n'est pas le moins important, 
        il permet de connaître les raisons et les motifs de ceux qui ont refusé 
        l'engrenage de la violence d'État.  
        
      Sadek SELLAM, historien : Dissimulation et 
        témoignage dans la crise algérienne.  
      A partir de 1993, le ministère français de l'Intérieur 
        a eu le monopole du dossier algérien aux dépens de celui des Affaires 
        Etrangères si bien que les premières mesures de répression prises contre 
        les islamistes, ou supposés tels, relevaient de la procédure d'urgence 
        absolue qui exclut tout recours auprès de l'instance judiciaire. Lorsque 
        le tribunal de Paris, transféré à la prison de Fleury-Mérogis, a eu à 
        juger d'autres prévenus "islamistes", ses décisions étaient encore marquées 
        par les conséquences de cette primauté de la raison d'Etat (au nom de 
        laquelle il refusa les témoignages des époux Thévenot, ces anciens agents 
        consulaires qui étaient prêts à déclarer sous serment avoir fait l'objet 
        d'un simulacre d'"enlèvement" que la presse dite indépendante d'Alger, 
        ainsi que les médias français attribuèrent allègrement aux "islamistes"). 
        Et lorsque le site Internet du MAOL (Mouvement Algérien des Officiers 
        Libres), animé par des dissidents des services de renseignement, il s'est 
        trouvé des commentateurs parmi ceux qui saluèrent en 1992 "le coup d'Etat 
        du soulagement" pour accuser ces anciens officiers d'"islamisme", afin 
        de limiter la portée de leurs révélations. La justice a repris une partie 
        de ses droits quand la Cour de Cassation a ordonné le versement des réparations 
        à une bonne partie des prévenus qui ont bénéficié d'un non-lieu après 
        avoir été détenus préventivement pendant plus de 3 ans pour "islamisme" 
        réel ou supposé.  
         
        Le procès en diffamation intenté par l'ancien ministre de la Défense, 
        le général-major K. Nezzar, contre le sous-lieutenant Souadia, non pas 
        pour les accusations contre l'armée régulière contenus dans son livre 
        La Sale Guerre, mais en raison de ses déclarations à la 5° chaîne, a permis 
        à de nombreux témoins de rendre moins confuse la controverse opposant 
        les partisans de l'arrêt du processus électoral de 1992 à leurs adversaires 
        "éradicateurs".  
         
        Il s'agit d'apprécier la validité des différents arguments produits par 
        les uns et les autres pour imputer à l'adversaire la responsabilité des 
        massacres commis contre les civils, dans le cadre d'une stratégie de l'horreur 
        et de la terreur. La persistance du déni de responsabilité des bureaucrates 
        des droits de l'homme et des anciens ministres des gouvernements de l'état 
        d'urgence témoignant en faveur de l'ancien homme fort de 1992 avec une 
        argumentation non actualisée et vieille de onze ans tient-elle face aux 
        révélations des officiers algériens dissidents et des journalistes français 
        peu suspects de sympathie pour les islamistes? L'appel aux témoignages, 
        par la partie civile, de femmes algériennes aux foyers encore meurtries 
        par l'assassinat de leurs enfants par les controversés GIA suffit-il à 
        compenser, par une indéniable charge émotionnelle, l'insuffisance d'une 
        argumentation battue en brèche?  
         
        De façon générale, il s'agit d'évaluer les répercussions de ce début de 
        la fin du monopole sur l'Algérie des services de renseignement et de la 
        recherche para-universitaire, favorisée par cette judiciarisation a priori 
        anodine, sur les travaux destinées à qualifier avec exactitude les crimes 
        politiques commis en Algérie contre les populations civiles depuis 1992. 
        Et d'esquisser un parallèle avec les tentatives de dissimulation des horreurs 
        de la "pacification" des années 1954-1962. Tentatives dont la vanité a 
        été attestée lors des révélations accablantes pour la gauche colonialiste 
        faites par un Aussaresses, que des historiens socialisants tentent encore 
        de démentir.  
        
      François-Xavier VERSHAVE, président de Survie 
        : Criminalité économique et crimes contre l'humanité en Afrique : une 
        synergie occultée.  
      Il s'agit d'illustrer comment, en Afrique, une 
        criminalité économique exponentielle débouche sur la volonté du maintien 
        au pouvoir à n'importe quel prix : le prix ignoble est, souvent, l'instrumentalisation 
        de l'ethnisme par des régimes à bout de course. Le feu est allumé, qui 
        conduit au génocide (Rwanda) ou aux crimes contre l'humanité (Congo-Brazzaville, 
        Tchad, peut-être demain la Côte d'Ivoire). Le lien avec la criminalité 
        économique est occulté car il s'agit de conserver à celle-ci un caractère 
        bénin, de criminalité en col blanc. Et puis, l'Occidental y est plus nettement 
        impliqué.  
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