Notre dette envers les chrétiens d'Orient
par Jean-François Colosimo, théologien, professeur à l'Institut Saint-Serge (Paris)
  • Face à la catastrophe de civilisation qui va s'accélérant dans le berceau de l'humanité, il est de toute urgence que les chrétiens d'Occident, de croyance ou de tradition, ne viennent pas aggraver la tragédie des chrétiens d'Orient en la rendant irréversible. Car leur mobilisation, comme toujours tardive et intempestive, risque cette fois de précipiter la fin de toute présence vivante de la foi sur son lieu de naissance. Les ignorances, les confusions, les non-dits qui y président constituent en effet autant de menaces mortifères, non moins réelles que la «croisade» de Bush ou le «djihad» de Ben Laden, pour la perpétuation de ces Églises apostoliques. Aussi notre premier devoir consiste-t-il à lever le statut d'otages dans lequel les enferment nos représentations de l'histoire, de l'Orient, du christianisme.

  • Les ignorances, tout d'abord. Nous lisons l'héritage à fronts renversés, voyant dans ces chrétientés du bout du monde des postes avancés de notre identité alors que nous leur sommes en dette de cette même identité. Nous avons oublié que le christianisme fut initialement une religion orientale avant de gagner l'Occident. Que l'Évangile, les pères, le monachisme, nous vinrent d'outre-Méditerranée. Que le grand Irénée de Lyon, apôtre des Gaules, était originaire d'Anatolie. Et que, au haut Moyen Age, tandis que l'évangélisation de l'Europe peinait, l'Eglise de Perse envoyait ses missionnaires dans toute l'Asie, des rivages de l'Inde aux contreforts du Tibet.

  • Nous avons aussi oublié que le premier grand schisme n'advint pas entre la Réforme et le Vatican en 1417, ni même entre Rome et Constantinople en 1054, mais entre les conciles d'Ephèse en 431, scellant la rupture desdits «Nestoriens» (les Assyriens) et de Chalcédoine en 451, marquant celle desdits «Monophysites» (les Arméniens, Coptes, Éthiopiens, Syriaques, Malabars).

  • Nous n'avons plus souvenir que, pendant des siècles, ces communautés abandonnées, soumises aux tyrannies, ravagées par les invasions, les empires, les massacres, persévérèrent dans l'isolement et le martyre en une leçon de témoignage qui contredit nos propres accablements d'aujourd'hui. Nous avons enfin et surtout oublié que, dans la rivalité mimétique, cette amnésie s'est doublée d'une captation et d'une prédation.

  • De la Renaissance à la colonisation, s'appuyant sur les puissances maritimes et monnayant les aides diplomatiques comme caritatives, le catholicisme puis le protestantisme n'eurent de cesse de fomenter des Églises parallèles, ralliées, occidentalisées, parmi tous les christianismes orientaux, favorisant ainsi leur fragmentation, leur instrumentalisation, leur extranéité. Et leur malheur.

  • Car le bilan est là, de cette sollicitude confusionnelle : les croisades, l'uniatisme – auquel Rome a heureusement renoncé, sous l'impulsion de Jean-Paul II –, les protectorats n'eurent pour effet que de désigner les chrétiens d'Orient comme des étrangers et des ennemis dans leur terreau ancestral, et comme objets de vengeance une fois ces aventures de conquête évanouies et l'heure de la Realpolitik revenue.

  • Ne nous y trompons pas. Que ce fût par ses interventions militaires ou ses démissions internationales, mais toujours à cause de ses oeillères culturelles, l'Occident eut sa part, qu'on la juge passive ou active, au cours du XXe siècle, dans le génocide des Arméniens, l'errance des Syriaques et des Assyriens, l'expulsion des Grecs, et le terrible exode qui prévaut partout désormais au Proche-Orient.

  • De même qu'il l'a aujourd'hui dans le drame irakien où les troupes américaines, sans surprise, s'accompagnent de bataillons d'évangélistes et baptistes venus entre autres «christianiser» les dépositaires deux fois millénaires, dans leur liturgie, de la langue que parlait le Christ ! Avec pour seul résultat de renforcer l'agitation et le ressentiment dans l'opinion musulmane et d'ouvrir un boulevard à la fureur éradicatrice de l'islamisme.

  • Ceux qui s'en inquiètent aujourd'hui, particulièrement les institutions chrétiennes d'Europe soucieuses de se distinguer du fondamentalisme made in USA, doivent comprendre que c'est bien à une répétition, doublée d'une vertigineuse escalade, peut-être définitive, que nous assistons. Pour avoir annoncé ce désastre programmé dès les premiers bombardements de Bagdad, je n'avais rencontré qu'indifférence ou déni. L'illusion était belle, alors, que la «démocratisation» de l'Irak profiterait aux chrétiens d'Orient. Il aurait pourtant suffi de les écouter pour savoir leur amertume et leur inquiétude immédiates face à la situation de chaos, elle aussi prévisible, que Washington laissait croître. C'est ce que me rapportait, au début du printemps, de retour de Mossoul, Domitille Lagourgue, de «Mission enfance» : ils se sentaient menacés comme jamais par l'assimilation et l'embrigadement forcés découlant des discours théocratiques de Bush. Pis, ils en retiraient, à tort ou à raison, l'impression d'être manipulés. Et, aussi détestables qu'ils aient pu être, l'ancien statut de la dhimmitude coranique ou celui de la citoyenneté restreinte, façon Saddam Hussein première manière (avant l'embargo et l'adoption de la mythologie et de l'idéologie islamiste), leur paraissaient à la limite préférables à la disparition à laquelle les exposait l'occupation américaine. C'était ce que leur dictait leur expérience de la survie, compromise au cours des âges par les oppressions avérées des Arabes, des Mongols, des Ottomans, ou des nationalismes socialistes qui suivirent, comme par les fausses promesses des Britanniques, des Français, ou des Russes.

  • Restent donc les non-dits. Pas plus que l'escalade terroriste ou la menace récente ne sont contestables, l'histoire proche n'est sauve d'ambiguïtés que les chrétiens d'Orient, certes à leur corps défendant, ont néanmoins entretenues. Le pacte laïc, supposé fonder le panarabisme qu'eux-mêmes avaient pour l'essentiel promu, ne fut jamais plénier, mais ils s'en firent les apologètes, donnant dans la surenchère nationaliste. La courbe de l'exode de leurs communautés croisait celle de l'explosion démographique des musulmans, mais ils préféraient nier cette évidence, et ses conséquences territoriales, se cantonnant à un impossible statu quo. L'islamisme remplissait toujours plus le vide laissé par l'effondrement des utopies marxistes, mais ils en récusaient l'inquiétante nouveauté, favorisant une image plus pacifiée de l'islam traditionnel au milieu duquel ils avaient grandi. Ces erreurs de jugement, ou à tout le moins absences d'actions et de réactions adéquates, font aussi partie du tableau actuel. Elles relèvent pour une part du silence de l'Occident ces dernières décennies, le chrétien d'Orient étant difficilement accepté au rang de cause humanitaire. Elles sont accrues dans le cas irakien par la guerre, mais également par la spécificité chaldéenne. La majorité des chrétiens d'Irak appartiennent en effet à cette Église issue du nestorianisme de Mésopotamie, mais unie à Rome, et liée dans l'imaginaire à l'Occident.

  • Ses membres, plus qu'ailleurs, relèvent en conséquence d'une bourgeoisie moyenne, citadine, éduquée, présente dans le commerce ou les niveaux inter médiaires de la fonction publique. Leurs cercles ou journaux alimentent par ailleurs la réflexion des musulmans éclairés dans les classes similaires. Autant dire, et quoi qu'il soit pénible de l'écrire, qu'à l'aune de ces faiblesses générales et de cette visibilité singulière, ce qui surprend n'est pas l'existence d'attentats, mais leur relative tardivité.

  • Les Américains, moteur de la spirale du désastre. L'Europe aux abonnés absents. Le Vatican empêché par la récente élection d'un patriarche âgé et inefficace à laquelle il a obligé un synode chaldéen récalcitrant et divisé. Un éparpillement confessionnel d'Églises en mal d'unité sur le terrain. Le chaos général, dans les villes comme les campagnes. Et désormais, donc, le terrorisme... En toile de fond, une opinion internationale en ébullition, qui peut trouver là, enfin, une justification morale à la guerre. Il est encore temps de ne pas répéter la triste aventure des maronites du Liban, qui furent si encouragés à creuser leur propre tombeau et celui de leur pays.

  • Oui, le tableau des chrétiens d'Irak est noir. Mais leur seul salut se trouve, une fois encore, à l'intérieur. Leur avenir, et donc une part essentielle de notre mémoire, se joue dans l'alliance qu'ils sauront, ou non, nouer avec la majorité chiite et la minorité kurde, qui y sont toutes deux disposées. Pour autant que l'Occident ne jette pas, avec angélisme, de l'huile sur le feu.

  • Jean-François Colosimo, théologien, professeur à l'Institut Saint-Serge (Paris).

  • Article paru le 5 Août 2004 dans le Figaro

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