Paris revu le 3 Juin 2015 11h

Auto censure du 20 nov 2015

Dernière Modif 22 oct 2016

 

Varoujan BITCHAKDJIAN

 

« Marie était assise entre Thomas et Jude ;

Et le maître debout disait : La solitude

Est un rayon d’en haut qu’on met dans son esprit ;

Mais le sauveur va droit au peuple et s’y meurtrit.

Dieu livre le messie aux multitudes viles ;

La palme ne croît pas aux déserts, mais aux villes ;

Malheur à qui se cache et malheur à qui fuit !

Laissons mûrir sur nous la mort ainsi qu’un fruit ;

Et ne la troublons pas dans sa lente croissance ;

Dieu, quand il juge un homme en sa toute puissance,

Vois ce qu’il a vécu moins que ce qu’il a fait ;

Au soleil de la mort David se réchauffait ;

Ce serait mal aimer un frère que lui dire ;

Recule ! quand vers Dieu le sépulcre l’attire ;

Et ce serait haïr et perdre son enfant

Que l’oter du chemin funeste et triomphant ;

Le calice est amer mais l’exemple est utile.

Et c’est pourquoi je suis venu en cette ville.

 

Ainsi parlait le fils, et la mère écoutait. »

 

 

Victor Hugo, La fin de Satan.

 

 

 

 

 

La Passion haycanienne

 

 

Introduction

 

 

Il est évident que le génocide des Arméniens touche aux fondations de ce peuple. J’entends à tout le moins aux fondations chrétiennes car le peuple arménien a eu d’autres fondations. Son nom est gravé dans la roche à Béhistoun dès le sixième siècle avant Jésus Christ. Cela ne fonde pas une autorité, mais cela fonde une existence historique. Avant son adhésion à la foi chrétienne, le peuple arménien était hellenisé et romanisé.

Comment la disparition de deux millions d’Arméniens sur un peuple de deux millions cinq cent mille âmes, n’aurait elle pas affecté les fondements de son existence ? En 1915, le peuple arménien et peut être l’arménité entière, ont failli disparaître de la planète. C’était l’intention des génocidaires ; Enver Pacha l’a clairement explicité dans ses confidences à Morgenthau.

L’Arménie ottomane était alors chrétienne depuis 1700 ans. Si l’empereur Constantin s’est converti au début du IV ème siècle, entraînant à sa suite tout l’empire romain, puis tout l’Occident, n’oublions pas que l’exemple avait été donné 15 ans auparavant par le roi d’Arménie. Alors oui, le génocide de 1915 a été le génocide d’un peuple chrétien. On voit donc quel est l’enjeu du travail des historiens du génocide. Il s’agit de refonder une existence et une interprétation, ce que j’appelle l’enjeu doctrinal et généalogique qui touche à la spécificité de ce génocide. Il s’agit aussi de refonder l’enjeu polémique et l’enjeu symbolique, l’appartenance du peuple arménien à la civilisation chrétienne.

 

 

 

Du chemin de croix d’un peuple

 

Dans une approche reliée ou « verticale » de l’histoire, le génocide des Arméniens de 1915 constitue un véritable modèle de crucifixion d’une communauté laquelle, en éprouvant ce qu’elle a vécu, a suivi son rédempteur jusqu’au Golgotha. Si le Golgotha arménien est un désert, en l’occurrence celui de la Syrie du Nord, rien ne rappelle symboliquement autant que ce désert, la solitude du Christ sur la croix. Nous verrons que des correspondances d’une réalité du monde, qu’elles soient d’ordre symbolique ou spirituelle, avec la supplication du Fils peuvent être perceptibles de manière pertinentes et à divers niveaux.

 

Personne ne doutait, lorsque les Jeunes Turcs procédèrent aux rafles d’avril 1915 à Istamboul, et promulguèrent la loi de Déportation que beaucoup de ces déportés mourraient en route, sur les plateaux glacés du Taurus, livrés sans défense à la faim, au froid, aux bêtes sauvages, aux hordes kurdes et aux tchétas, ces repris de justice avides de détrousser ces gens sans défense.

 

Cette « loi provisoire de Déportation » ne fut qu’une étape, la première de la Passion haycanienne. A ce moment les ambassades occidentales en Asie Mineure avaient presque déjà cessé de protester et de venir en aide aux victimes. Elles étaient trop préoccupées de ce qui se passait sur le front de guerre et de la Révolution russe en marche.

Le projet d’anéantissement de ces Arméniens, ceux que j’appelle les Haycaniens, avait commencé bien plus tôt. Il y eut dès 1896 une typologie de la destruction des Arméniens par village qu’on trouve chez l’historien Toynbee sous une forme détaillée. Les scénarios de la mise à mort dans les vilayets étaient d’une monotonie inexorable. Cela commençait généralement par la lecture de l’édit de déportation, puis on procédait à la séparation des hommes valides d’avec les femmes et à la confiscation des biens. Par endroit on tuait directement sur place ou bien on brûlait. Le lâchage américain des Haycaniens on pourrait le faire coïncider dans l’histoire évangélique au lavement des mains de Ponce Pilate qui après avoir essayer de sauver Jésus de Nazareth, finit par y renoncer et à retourner à des occupations politiques jugées supérieures à celles de sauver un peuple qu’on détruit.

 

Les étapes de la crucifixion haycanienne attestées par les photographies prises par des journalistes, par des instantanés de la technique photographique de l’époque et par divers témoignages d’ambassadeurs, de journalistes, de fonctionnaires et d’observateurs neutres, étrangers, conservés dans les archives en Europe comme aux Etats Unis, montrent que le crime de masse se déroule selon une organisation centralisée, avec une intention précise d’extermination : Voici ce qu’on pourrait appeler les douze moments concordants de la « Via Dolorosadu peuple haï »  :

 

Le premier moment est celui des fameux « Grands massacres » dans les provinces du Sassoun et Vaspurakan de 1895-1896 qui firent 300000 victimes avec les quelques sursauts des Zeitouniotes dont il est fait mention dans tous les livres traitant du sujet.

 

Le deuxième, celui des crimes atroces perpétrés dans le pays de Van avec les autres tueries, les pendaisons en série d’Adana en 1909 qui firent environ 30 000 victimes et au sujet desquels existe une abondante littérature.

 

Les troisième et quatrième moments, à Istamboul, dès 1914 quand les intellectuels arméniens d’Anatolie furent dénoncés comme la figure de l’ennemi intérieur. Alors la victime même pouvait devenir le Judas de son voisin à quoi correspond le moment évangélique où la délation sévit.

 

Le cinquième moment - Le passage à l’acte avec l’arrestation nocturne des intellectuels, leur éloignement et leur exécution sommaire, moment à l’atmosphère particulièrement délétère. Moment évangélique de la décapitation du Précurseur.

 

Le sixième moment, l’heure de l’élaboration de la partie finale du projet génocidaire et l’entrée dans la guerre mondiale des Jeunes Turcs pour préparer la neutralisation des « pays observateurs ». celui des tueries en masse de soldats arméniens de l’armée ottomane sur les voies du Bagdadbahn. Brève préfiguration dans l’histoire du monde, d'un futur Katyn en germination.

 

Septième heure – L’exécution des représentants civiles et religieux mâles de la communauté des victimes dans les sites-abattoirs d’Anatolie.

 

La huitième heure, celle des témoignages de compassion des démocraties occidentales envoyant leurs missionnaires. Le moment des marches circulaires ou des brusques changements d’itinéraire sur des chemins de montagne avec interdiction faite aux déportés de monter sur des animaux de traits. Moment symbolique de la prise du port de la croix par un Simon de Cyrène requis par l’exécutant.

 

Neuvième et dixième heure - le harcèlement des convois par les eskerets kurdes à la solde turque dans les passages étroits du plateau anatolien et la liquidation des rescapés des marches par noyades, à l’arme blanche, par balles et par le feu.

 

La Onzième heure où se sont formés les camps-mouroirs de Ras-Ul-Aïn, et de Meskéné, aux abords du désert syrien où les Jeunes-Turcs font procéder aux exécutions ultimes des survivants, mourant de faim et de soif, par la dynamite, dans des grottes, et sur des bûchers édifiés par les victimes elles mêmes, tel à le lieu type appelé Tchahald.–

 

La douzième heure est celle du déni. Cela fait un siècle qu’il dure. Et pour cause il faudrait restituer des biens et des territoires. Cette heure concorde éternellement avec le moment où le soldat enfonce ça lance dans la plaie de Jésus mort pour s’assurer qu’il est bien mort. Ce que l’Etat turc fait régulièrement en finançant des officines de déni pour entretenir sa bonne conscience et celle de l’Occident . Le dernier moment des simulacres de procès des bourreaux qui ont pour objectif final de recycler les Jeunes Turcs et le kémalisme [1] dans l’échiquier des relations traditionnelles Est-Ouest. Moment apocalyptique du tremblement de terre biblique et du rideau du temple qui se déchire.

 

 

Nul historien ne peut nommer ces douze moments d’un vocabulaire approprié parce que le point de vue sur l’histoire dénégatrice par essence, conduit à s’abstenir de nommer ou à ne pas savoir nommer. On sait depuis trois mille ans que la chose innommable n’existe pas. Monseigneur G. Balakian avait pressenti le vrai nom de ce qui apparaissait en appelant son ouvrage autobiographique : le « Golgotha des Arméniens. » C’est le refus d’envisager l’histoire sous l’angle de la vérité de la philosophie du christianisme qui prive de la signification nominative laquelle chez l’évêque-théologien, n’est encore qu’une intuition venant de sa piété personnelle : A savoir que ces événements sont une crucifixion, une répétition à la fois profane et mimétique à l’échelle de la nation haycanienne, du drame sacré de la Passion. Voilà qui change tout. Les Turcs deviennent « les Juifs johanniques » des Haycaniens. Les Haycaniens sacrifiés deviennent le pain de vie descendu du ciel pour le rachat des humains. Telles sont les bases symboliques du « génocide arménien. »

 

De cette crucifixion, on comprend que le mot Aghed qui désigne la Catastrophe ne puisse lui être substitué. Peut on dire d’une crucifixion que c’est une catastrophe ? Paul dit que la croix du Christ est un titre de gloire ! Une Crucifixion nécessaire au salut. Comment pourrait on dire que d’être sauvé est une catastrophe ? Le modèle référant de la Crucifixion est le moment ultime et nécessaire de la monstration de la rédemption. Après le Christ, une seconde chance de salut pour l’humanité. L’Evénement perçu sous l’optique de la foi comme un mimétisme de la Crucifixion est un modèle phénoménologique opposé à celui de la Catastrophe. La Via Dolorosa haycanienne comme signe de la répétition de la Croix, œuvre divine de salut. Et pas seulement le salut des Turcs. Mais celui de tous les hommes, y compris celui des Juifs par qui vient le salut ; car il faut aussi sauver ceux qui sauvent, permettre l’effondrement de l’Empire pour accélérer le mouvement sioniste.

« L’histoire est un tissu de dénégations » dit Nichanian à quoi bon apporter une preuve auprès du monde civilisé ? Mais pourquoi l’histoire est elle un tissu de dénégations ? L’histoire est-elle un  « complot »  en soi ? On ne peux le croire. Marc Nichanian ne peut tout simplement pas dire que la « Catastrophe » est une crucifixion ou un « khatchelutiwn » parce que comme penseur rationaliste, il ne peut ni mélanger les genres mondains et spirituels ni échanger le registre de la raison avec celui de la foi.

 

Comme il ne dit rien au sujet de sa foi, préférant confesser sa honte, il ne peut prononcer dans sa réflexion, une seule vérité qui serait une qualification vraiment emblématique de ce qui lui est arrivé à lui et à son peuple.

 

Sa réflexion est peut être arménienne, mais elle n’est pas haycanienne, ne se veut même pas telle. Il omet une vérité qui s’imposerait d’elle même si le philosophe ne l’avait exclu arbitrairement de sa réflexion. C’est aussi aujourd’hui tout ce qui pour le musulman fait problème en Occident. Marc Nichanian constate simplement que le nom emblématique de ce qui est arrivé lui fait défaut, et plus loin, il parle de la honte inhérente au témoignage. Mais quoi qu’il ne nous dise rien de sa foi dans un au-delà de la mort, il nous la dévoile un peu, quand il reprend, mais cette fois pour le combattre, l’argument des négationnistes au sujet de la dénégation inscrite dans les faits par la perversion initiale de l’archive et la dés-appropriation de la mémoire arménienne : « les morts étaient obligés de faire la preuve de leur propre mort. » [2] Cela, il ne peut évidemment pas le dire autrement que métaphoriquement. Comment un mort pourrait il administrer la preuve de sa propre mort ? C’est pourtant ce à quoi le bourreau contraint la victime comme l’historien révisionniste : «  Ce sont bien eux, les historiens révisionnistes, qui disent Etablissez donc les faits. Prouvez, mais prouvez donc ! Ils demandent des faits. Ce sont de vrais historiens (ce qui ne les empêche pas d’être de vrais provocateurs, puisqu’ils répètent la phrase du bourreau, une phrase qui m’est adressée à moi, à moi personnellement, et cela depuis tant et tant d’années : « Prouve, prouve donc si tu le peux ! «  Et moi, depuis tant d’années, transi de honte, je me lève et je le prouve, je ne cesse pas de le prouver.) Or dans la situation du séisme évoqué, nous n’avons pas affaire à des faits mais à des signes.  »

 

Cette exigence, celle des bourreaux, sous entend, qu’au fond, il en vient, en réfutant le discours du déni, même malgré lui, à croire, comme les tortionnaires eux mêmes, que les morts dont nous parlons sont des Vivants. Mais le fait de cette réflexion débouchant sur le désespoir de l’incompréhension est dans cette interrogation dramatique sur lequel se clôt le chapitre de son livre à propos des motivations des négationnistes universitaires.  Je cite ce passage en entier car c’est aussi un témoignage de la souffrance psychique arménienne:

 

«  Quels sont leurs enjeux réels ou imaginaires ? Je suis à leur merci. Ils peuvent faire de mon corps de mort, de la mémoire des miens ce qu’ils veulent. Ils peuvent les piétiner, les arracher. Ils peuvent se faire les relais et les porte parole des officines de la dénégation, ils peuvent être à tu et à toi avec les tortionnaires. Ils ne sont pas payés pour cela, ils n’y trouvent aucun avantage matériel. Je ne peux pas le croire ; ils ne feraient pas cela pour une pension, quelques voyages en Turquie pour faire plaisir à leurs femmes, pour conserver l’accès aux archives turques, même si toute leur carrière en dépendait. Mais alors pourquoi le font-ils ? Par solidarité ? Pour la défense de l’histoire ? Est ce que la défense de l’histoire est un enjeu suffisant pour accepter de se faire tortionnaire au carré ? Ou y a t-il une autre raison que je ne comprend pas ? Et pourtant, j’ai fait tant d’efforts. J’y ai passé presque toute ma vie. J’ai produit les niveaux de la preuve a priori pour les comprendre. Oui je sais bien, il y a le schéma arendtien, la matrice logique la plus puissante, la matrice philosophique, celle qui les fait agir, penser, nier. Les tortionnaires étaient des tueurs, même s’ils étaient suprêmement intelligents, suprêmement déterminés. En août 1916, les vivants étaient encore trop nombreux. Les morts pas assez morts. Ils ont tiré de leur intelligence démentielle les moyens pour tuer cent mille personnes en quelques semaines. Mais les négateurs, eux, que sont ils ? Que sont ils eux, ceux qui demandent à voir, qui demandent encore un peu plus de preuves, qui produisent de prétendues archives que je devrais encore et encore réfuter ? Je comprend leur logique, j’ai passer ma vie à m’expliquer leur logique. Mais je n’arrive pas à comprendre leur intérêt. »

 

Ce que Marc Nichanian n’arrive pas à comprendre au terme d’une vie de réflexion, c’est cela même qu’il nous faut tenter d’expliquer : leur intérêt. Mais il faut d’abord opérer une conversion, changer de registre. Passer de l’histoire horizontale à l’histoire verticale. Dans une partition on ne lit pas que la mélodie. Quand les harmoniques entrent en jeu c’est alors seulement que cela devient plus clair et que l’audibilité prend une dimension nouvelle car il existe une esthétique du génocide. Au sujet des commanditaires de son arrestation, Jésus lors de son procès répond à Pilate, l’interrogeant avec insistance sur son silence devant ses accusateurs : « An vor zis kezi madnetz, anor merke aveli medze » et il ajoute «  Toun im verass meg ichkhanutiun al tcheir unenal, yete kezi veren dervadz tchellar.» Ce qui, en transposant du spirituel au mondain a le même sens pour les contemporains des massacres A savoir que : les Jeunes Turcs et leurs alliés n’auraient jamais eu la puissance sur les Arméniens si cela ne leur avait pas été donné d’En-haut. Cela signifierait que par leur sang versé et leurs souffrances, les Haycaniens auraient apaisé la colère de Dieu et rétabli l’ordre de la justice ! Vieille conception exégétique erronée sur l’interprétation de la Parole. Dieu n’a jamais pris plaisir à la souffrance et à la mort de ses enfants même si ceux ci ne sont ses enfants que par adoption. La crucifixion haycanienne selon ce point de vue, serait donc « hérétique ». Elle signifierait que le peuple arménien maître de son destin aurait voulu se diviniser lui-même !

 

Mais si le génie du peuple arménien ottoman ne résidait pas dans cette capacité à suivre le Christ à s’auto-identifier à la divinité crucifiée, en quoi consistait il ? Serait-ce à cause des risques d’interprétation ou de « dérives hérésiaques » de l’histoire que certaines archives du Vatican sur le génocide arménien ne sont pas ouvertes aux chercheurs?

 

Jésus dit d’En Haut ce qui n’est pas son père, mais implique sûrement une hiérarchie dans la justice divine. En souffrant le sacrifice, les Arméniens n’ont pas particulièrement voulu sauver leurs tortionnaires. Dans l’assomption de la logique de leur foi, dans le subconscient collectif ils aurait voulu mimer la souffrance du Christ !

 

C’est la violence humaine qui est seule responsable de ce qui s’est passé. Le sacrifice au sens religieux du bouc émissaire ne s’est produit qu’une seule fois sous la forme du Christ rejeté, mis à mort et qui est devenu l’axe de la foi anti-sacrificielle : la pierre rejetée devenue « La pierre angulaire » [3] Si le peuple arménien n’a pas choisi de lui même son destin, celui de répéter à l’identique, le drame divin, qui l’y a poussé ? Par quel processus ou pour quel objectif s’est opéré un consensus autour du sacrifice du peuple arménien ? C’est une question fondamentale de la psychologie socio-religieuse qui a toujours été éludée par les historiens et sur laquelle il faut faire la lumière. Il faudra tenter d’ apporter des réponses à cette question parce que cela conditionne la liberté et le bonheur.

 

Ce que dit à ce sujet Marc Nichanian, nous dévoile un pan de l’emprunte qu’à probablement laissé dans son esprit la naïveté du christianisme primitif, peut être une foi hésitante à s’avouer et de toute façon toute prête à abjurer : « La dernière chose qui m’embarrasse, écrit-il, je le cite encore textuellement, est que « Peut être l’on n’a pas bien compris en Occident en quoi la réalité d’un empire oriental (mais seulement oriental ? Seulement l’ottoman ?) était entièrement fondé sur une pratique dusacrifice, qu’il reste à définir (puisqu’elle n’est pas de nature « simplement » religieuse) Et donc que l’élimination pure et simple d’une composante de cet empire, c’est à dire d’un peuple sujet, était aussi la fin pure et simple de cette pratique, c’est à dire la fin du Sacrifice. (sic) Aisi selon notre philosophe, la Catastrophe serait alors la fin (ou plutôt : l’achèvement) du Sacrifice. »

 

Comment peut-on dire mieux que le peuple arménien s’est identifié à sa foi ? Qu’il avait joué un rôle central dans ce que j’appellerai l’économie du salut, telle que cette économie se présentait en 1915 ? Car le sacrifice du Christ mort sur la croix n’est-ce pas celui qui marque la véritable fin de tout Sacrifice en tant qu’acte volontairement consenti par Dieu pour le salut de l’humanité  ?

En ce cas pourquoi, les Haycaniens auraient t- il répété jusque dans son achèvement l’archétype jungien du drame de la divinité crucifiée ? Il n'y a que dans le contexte d'un mimétisme de cette Passion que les Juifs pourraient devenir de gentils Caucasiens et partager le fardeau du statut de peuple élu ?

 

S’il en était ainsi ajoute Marc Nichanian, « la dernière preuve (il parle de la preuve du génocide) la preuve par le sacrifice, n’en serait pas une. La considération de la Catastrophe ouvrirait une voie de recherche sur la nature et le fonctionnement de l’Empire ottoman en tant que tel (c’est à dire, c’est moi qui précise, : en tant qu’empire crucificateur) Je ne le dis ajoute Marc Nichanian que par procuration, ce n’est certainement pas ici le lieu d’aller plus avant dans cette direction. » [4]

 

La « réflexion arménienne » refuse donc d’aller dans cette direction. Voilà qui est clair. Comme saint Thomas qui douterait après avoir mis le doigt dans la plaie, le philosophe se ravise : «  je suisprêt à retirer ce que je viens de dire… » . Sa réflexion consignée par l’écriture risquerait de se fourvoyer dans « un double fond miroitant et labyrinthique. » ce dont elle se garde : «  Dans tous les cas la catastrophe comme achèvement du sacrifice devrait passionner les spécialistes de l’Empire ottoman (et secondairement, les philosophes). Nul ne s’y risquera pourtant … Il faudrait écouter le discours post catastrophique du Survivant, qui n’est pas, lui, de nature historique ou historiographique. » Ce serait renoncer à l’Histoire. [5]

 

 

 

 

Du Golgotha des Arméniens

 

 

La « Perversion historiographique » est une remarquable synthèse, un ouvrage important à mes yeux. C’ est vraiment le livre du maître, en tant que ce dernier peut s’y référer pour critiquer l’histoire réaliste de la catastrophe arménienne de 1915. Son auteur s’interroge sur les raisons de ce qui fait défaut aux Arméniens : un nom emblématique comme la Shoah. Les écrivains arméniens « post catastrophiques », dit-il « ne savaient rien de l’option emblématique, ils étaient enferrés dans une option structurale et stérile entre l’usage documentaire et l’usage littéraire du témoignage. » Entre ce qu’induisent les termes «  catastrophe » et « génocide » il y aurait en partie dans la réflexion arménienne une différence ontologique. » Nichanian se garde cependant de développer ce point essentiel pour ne pas dire crucial, comme un véritable thème. Une intuition d’une spécificité verticale est implicite chez le Père Balakian puisque celui ci avait intitulé son livre : « le Golgotha des Arméniens. » Le seul mot Golgotha en dit assez sur l’approche de la destruction haycanienne par ce théologien-historien qui en même temps nous rend témoignage de son expérience. Les deux perspectives, celle du philosophe Marc Nichanian et celle de l’homme religieux Grigoris Balakian, convergent vers une « transcendance » où l’un voit chez l’un la raison de la recherche d’un terme emblématique et chez l’autre un référant fondamental de la Bible.

 

Personne en ces temps où Dieu lui même « semblait être devenu fou », n’avait songé à l’option d’une vision théologique ou chrétienne dans l’interprétation des événements tragiques de 1915. La cause de ce manque ontologique ne peut provenir, que de « la mise hors circuit » dans l’histoire, d’une vision de la vérité sous l’angle de la philosophie du christianisme. Il fallait attendre la diffusion des idées d’Henry Michel pour oser aborder le sujet sous un angle relié au ciel. Pour le père G. Balakian ce n’était pas défaut de volonté de traiter le sujet de la destruction qu’il nomme le « Djakadakir des Arméniens », mais peut être une difficulté au plan de l’évidence métaphysique, imputable aux circonstances et à toute cette misère concrète des survivants qui lui dérobe le temps d’une réflexion sur une approche verticale de l’histoire. L’expérience de la catastrophe était encore trop prégnante parmi les rescapés pour l’émergence d’une réflexion ontologique. Pour Marc Nichanian, qui écrit plus d’un demi siècle après les évènements c’est une question de principe ou de méthode. On ne peut traiter de la transcendance que dans les sciences de la nature ou à la rigueur les mathématiques. Il ne faut pas s’aventurer à interpréter la catastrophe haycanienne à la lumière d’une ontologie chrétienne. Son livre traite bien de la vérité mais « de la vérité en histoire » Il ne traite pas de la vérité en religion. Que Dieu par son envoyé en Christ, se soit incarné dans l’histoire et que le peuple haycanien en ait été transfiguré, n’ est pas pour lui une affaire d’historiens. Il n’y aura donc pas d’ontologie du Medz Yeghern, même si comme il le croit il en faudrait une. Le Djakatakir c’est le destin et il doit donc être accepté sans doute comme une fatalité, un malheur, ou le résultat, au final d’une mauvaise rencontre historique . Jamais les deux millions d’ Arméniens tués en 1915 ne ressusciteront. La Parole qui dit « Ceux que le Père m’a confié je les ressusciterais au dernier jour » relève de la croyance intimiste.

 

Pourtant la pensée de Nichanian n’est nullement dénuée de profondeur ontologique . Mais les phénomènes observés relèvent de la psychologie. Je relis ces lignes que j’emprunte à sa réflexion sur la honte par laquelle se termine l’essai sur la Perversion historiographique : "A chaque fois, l’enfant arménien fait un pas en avant en direction de son bourreau, entièrement livré à lui" :  Aram Andonian a une scène comme cela , dans son livrede 1919, « En ces sombres jours », où les bourreaux de simples soldats qui accompagnent un convoi de déportés en 1915, remarquent un enfant qui se terre derrière un repli de sable, sans doute un recoin des déserts de Mésopotamie, et ils jouent avec sa terreur jusqu’à ce que l’enfant en meure. A chaque fois l’enfant est là, livré tout entier, et à chaque fois l’enfant devient pourpre, il rougit de honte. »

 

Ici, à partir de cette observation de la victime la catastrophe apparaît à la limite, comme le résultat d’un jeu cruel où le perdant est la victime honteuse face à son bourreau contempteur non-repenti. Ce n'est même pas le résultat d'un travail de déprédation. La honte éprouvée est une spécificité de la victime humaine, ce qui différencierait seulement cette dernière de la souris que le chat prédateur s’amuse à mettre en pièces . Il reste une énigme qui va au delà de la déprédation animale, mais cette énigme est celle du sujet, d’un sujet duquel on ne peut rien dire. En quête à son tour, d’un nom emblématique pour désigner ce qui est arrivé uniquement aux Arméniens, il passe en revue les noms qui furent utilisés dans la littérature post-génocidaire, pour le décrire. On y trouve « ce qui n’a pas de nom » et qui ne pourrait être qu’un signe. A travers le témoignage de Zabel Essayan, il invoque des réalités plus concrètes, successivement : l’aksor, (l’exil) limité au cadre plus familial, puis l’Aghed c’est à dire le cataclysme un terme qui n’implique nul ressentiment culpabilisant, comme un tremblement de terre et qu’on trouve originairement chez Hagop Ochagan. Cet écrivain parle à partir des années 30 de « Quelque chose dont le nom est à venir» suggère le « Medz Yegheln » mot a mot un grand « Ce qui fut » . Et cela ne désigne qu’un événement passé rien de plus, non pas un terme pour qualifier ce qui doit encore advenir. Cela ne nous dit rien sur la nature de l’événement qui fut. En résumé, ou bien ce nom emblèmatique ou spécifique de la destruction haycanienne ne viendra pas ou bien il est encore en attente de venir.. La reconstitution des faits par les témoignages non relayés par l’archive, ne peut être qu’une « vague de résonance » finissant par s’abîmer dans le néant et le nom emblématique encore en élaboration de la catastrophe arménienne, est encore en attente d’émerger.

 

« Deir Es Zor » sur lequel Nichanian s’arrête un moment, pour un nom emblématique provisionnel, ne pourrait soutenir l’analogie avec « Auschwitz » même si on pourrait mettre en parallèle ces lieux de la destruction humaine et en faire des modèles « enchaînables ». Ce terme est intéressant car chaîne suppose lien. Et le vrai problème est celui du lien. Non- enchaînable signifierait que ce qui est arrivé aux Arméniens ne peut être relié dans un processus historique avec la shoah ou que la shoah n’aura jamais rien à voir avec Deir Es Zor et Auschwitz restera un modèle singulier dans un projet de fin de l’humanité en l’homme.

 

Il n’y aurait pas, mise à part l’expérience des camps soviétiques, rapporte t-il à l’instar des historiens de la shoah d’autres essais, pas d’autres modèles. Dans ce cas que serait Deir Es Zor ? Une expérience haycanienne sans plus, quelque chose d’inenchainable. D’ailleurs qui parle de Deir Zor en dehors des Arméniens eux mêmes ? Nichanian ne peut croire à la réalité du signe, non pas parce que ce signe n’existe pas, mais parce qu’il ne peut le nommer comme signifiant.

 

S’il pouvait le nommer, il dirait ce qu’il signifie. Or il ne peut le nommer parce que ce serait un acte de foi auquel il se refuse comme historien et comme penseur rationnel. Il y a donc implicitement rejet chez lui de la notion d’un Golgotha arménien qui établirait une identification au Christ supplicié. Ce serait aussi adhérer au mode d’établir de cette identification qui est une crucifixion, une torture spécifiquement juive ou romaine.. Pour notre philosophe, le nom emblématique de la destruction arménienne de 1915 reste donc à produire ou doit advenir. Or tant qu’il n’est pas produit il ne peut être enchainable. Par contre si l’on accepte une lecture verticale de la catastrophe alors le Medz Yegheln devient enchainable. On peut alors en effet relier le Medz Yegheln au Christ mis en croix et donc à ces nombreuses figures historiales du devenir qu’on été les deux millions de victimes arméniennes. Le nom emblématique de la catastrophe arménienne ne peut exister que sous l’angle de la vision chrétienne de l’histoire où il devient « Crucifixion haicanienne ».

 

La difficulté, provient de ce que, sansl’acte de foi un nom enchainable avec la shoah ne se produira pas. Dans l’ordre religieux le « Kp » dont j’ai parlé plus haut, ne peut être le nom emblématique, parce qu’il décrirait plutôt la marche d’un peuple pécheur à la mort. Or la destruction haycanienne n’est pas seulement une marche d’un peuple à la mort. Il débute aussi par une décapitation tout comme la via dolorosa du Christ qui conduit au Golgotha est précedée par la decollation de St jean. La Via dolorosa est le chemin de croix du Christ précédé de la décapitation du Baptiste. Quand le Christ apprend que Jean a été décapité dans sa prison, il le glorifie comme son précurseur.

 

Comme telles, les marches arméniennes qui vident les populations haycaniennes d’Anatolie en direction du désert mésopotamien, ne signifient rien. Elles sont aussi absurdes que les trains bondés de Juifs en partance vers des lieux de gazage sous un ciel fermé. Du point de vue de la philosophie du christianisme aucun phénomène n’a de sens si l’on reste dans l’horizon du monde. Tout sens dans cet horizon est absurde et soumis à l’action solvante du temps. Si les marches sont précédées d’une décapitation, Deir Es zor devient un golgotha enchaînable avec la shoah.

 

La décapitation du peuple arménien, lors de la rafle d’ avril 1915, est pour le peuple arménien comme la décollation de Jean le Baptiste dans sa prison . Le sort du Baptiste préfigure celui du Christ. Le rapport est identique au sort de la nation arménienne après que son élite ait été exécutée.

 

C’est seulement quand la déportation est vue sous l’angle du signe qu’elle acquiert donc tout son sens. Il faut interprêter le signe. Tous les Haycaniens jetés sur les chemins de la déportation ne sont pas des pécheurs sur la voie qui mène au kp. Ce sont des êtres de chair innocents qui souffrent le martyr jusque la croix. Ils re-construisent donc le message chrétien de la quête du Royaume. Ils le disent eux mêmes dans leurs complaintes : "Victimes de leur foi s'en vont les braves…Victimes de leur foi s’en vont les Hayks…" [6] Cela montre combien les victimes sont exhaussés par le dieu qui les habitent.

 

Maintenant par delà les conséquences de ce mimétisme qu’il ne faut pas systémiquement relier au dogme de l’Imitatio selon A Kempis, [7] on peut donc se demander, dans la perspective ouverte plus haut, si ce qu’on nomme « le premier génocide du XX ième siècle » n’ a pas été en définitive comme l’ont affirmé certains la réalisation d’une prophétie de l’Ecriture. Pour percevoir ce lien essentiel il faut faire un travail d’exégèse et demeurer dans le registre de la piété. Il faut donc aller au delà de l’analyse réaliste, produire une lecture verticale de l’histoire. Cette histoire reliée fait des survivants les porteurs d’un message un sel de la terre. Par l’application des catégories de la philosophie du christianisme, le céleste pénètre le terrestre, la perspective du royaume est dans le monde et si le mal triomphe du bien, le monde d’en bas en est cependant transfiguré .

 

 

 

 

De la Crucifixion haycanienne et de l’Holocauste juif

 

Les dirigeants turcs actuels qui excellent dans l’art de mêler sciemment la confusion, lorsqu’on leur montre des clichés édités dans la presse occidentale, montrant des convois de déportés haycaniens escortés par la milice armée turque, ou des photographies de charniers prises in situ par des journalistes, disent que ce sont là « des désastres de la guerre» et que parmi ces charniers il y a bien des cadavres de bons musulmans turcs. Au besoin, afin de semer le doute, ils inventent des charniers de Turcs qui seraient le fait de partisans haycaniens .

 

De tels « désastres » ne sont pas nés « du sommeil de la raison » mais d’une raison en éveil bien concentrée sur la réalisation d’une extermination planifiée. Le « Comité  Union et Progrès » se présentait comme un parti gouvernemental mais hormis ses statuts, il avait créé d’autres organisations et institutions secrètes comme la Techkilat-i-Mahsoussé. Il organisa l’extermination avec la collaboration de Turcs ordinaires qui ont participé à la dénonciation, aux pillages, aux viols aux massacres de centaines de milliers de familles arméniennes.

 

Celles ci ont été massacrées pendant la déportation génocidaire, dans des fonds de gorges encaissées du Taurus et dans des « sites abattoirs » de l’Anatolie, souvent avec l’aide de Kurdes et de bandits circassiens rançonneurs et incendiaires. La population de rescapés a été dirigée vers le désert syrien au sud-est d’Alep. Les Jeunes Turcs voulaient que le lieu d’habitat des Arméniens fut transféré dans un désert. Agoniser à ciel ouvert dans un désert de plaine, fut le « djakatakir » le destin collectif de ce peuple.

 

La souffrance arménienne dépassa tout ce qu’on vit jusqu’alors. Le peuple arménien n’est pas allé de lui même dans le désert pour y jeûner, à la manière dont le Christ y a été conduit par Satan, ou comme les Hébreux sous la conduite de Moïse. Satan fut moins odieux envers le Christ que les Jeunes Turcs le furent envers le peuple haycanien : Femmes, enfants, vieillards, prêtres, y ont été emmenés, sous la conduite d’une gendarmerie corrompue qui dérogeait aux ordres donnés par télégrammes depuis le pouvoir central ottoman que sous couvert de versements d’or ou de pots de vin. Les Arméniens ont été conduit dans le désert de Syrie par tromperie, pour les y faire disparaître. L’ actuel Deir es Zor du désert syro-mésopotamien serait devenu un lieu de villégiature comme le fait croire une certaine presse en montrant, des pages publicitaires sur cette ville avec des hôtels de luxe pour touristes!

 

Le processus des tueries au moyen de la déportation « légitimée par la guerre et la trahison », est la définition génétique de ce qui fut nommé ensuite la « Catastrophe. » C’est dans ce monde, dans son espace-temps dans son présent et dans son à venir que s’élabore ce qui concourt à formuler la qualification des événements. Par la propagande, le mensonge et par le déni, le gouvernement turc et les autres gouvernements qui se prêtent au négationnisme, dressent un barrage devant toute démarche de bon sens qui serait une ouverture vers une perspective de résilience.

 

Le processus topologique par lequel le terme de la représentation du génocide constitue l’objet dans le mouvement qui l’engendre, fait que la déportation vers ce lieu qui est un désert, est la fosse, le kp. (un substantif arménien qui veut dire shoah)   Mais ce n’est pas la voie où mène ceux qui ont choisi le péché : «  la voie qui conduit à la fosse. » Sous ce vocable, le chemin de la déportation arménienne est comme celui de la shoah . Formellement, la shoah et le kpi [8] sont identiques. La signification de la déportation arménienne est à l’opposé de la signification de la shoah. Le terme de shoah ne convient pas aux Arméniens. Ce n’est pas le péché qui les conduit au désert, mais plutôt le pur amour, la volonté de suivre le Christ. Le désert n’est la fosse que pour autant que cette fosse est un Golgotha , un lieu de mort mais aussi un lieu de résurrection.

 

Le " Djakatakir " n’est pas le chéol des Juifs en tant que puissance maléfique ; la destruction préméditée, la mort donnée massivement et en tant qu’enfer pour les hommes. La déportation légitimée par le pouvoir turc, pour faire accroire que cette destruction n’est pas l’objectif poursuivi mais en est la conséquence, appelle cette remarque : la démarche du Christ est à l’opposée : elle sort les hommes d’un lieu de mort pour les conduire vers un lieu de Vie . La passion haycanienne est rédemptrice parce qu’elle est Imitatio Christi .

 

Elle a créé une diaspora vivante de par le monde. La mise au contact des Arméniens avec toutes les cultures, les ont enrichi de tous les savoirs, leur ont permis de traverser plusieurs siècles de despotisme, sans y perdre dans le fond d'eux mêmes ni la liberté intérieure, ni la fierté, ni l'honneur, ni même l'identité, alors qu'ils avaient perdu leur liberté et aliéné par la force une partie de leur territoire historique à l’envahisseur. C’est la vérité de la philosophie du christianisme que les Jeunes Turcs, athées dans leur immense majorité, ne pouvaient supporter chez leurs victimes. Imprégnés de vérité chrétiennes, ces derniers devenaient aussi haïssables que de la «  raia .»

 

L’idée selon laquelle la religion de la révélation est l'unique contrat entre dieu et les créatures, ni les musulmans les plus fanatisés, ni les Jeunes Turcs ne pouvaient l’accepter consciemment ou inconsciemment : peut être reflétait t-elle à leurs yeux comme une vérité insupportable : la pathétique vision d’une erreur tragique qui les avait égaré depuis 1895. S’ils l’avait reconnue, cela les aurait laissé avec le peuple dans un désarroi profond. Il valait donc mieux demeurer ignorant ou athée, continuer à tuer sur ordre et taire les voix de la conscience.

 

Sauf quelques rares exceptions, le turc ordinaire a joué dans le sens voulu par les assassins tenant les rênes du pouvoir et les rares personnalités juives qui ont tenté de freiner l’action criminelle des n’ont pas bénéficié du soutien de leur communauté. Le livre de Frantz Werfel sur la résistance zeitouniote publié aux Etats Unis a eu une grande portée mais ce fut l’œuvre d’une personnalité juive isolée. Les Arméniens qui n’étaient pas toujours et partout conscients que leur déportation était la réalisation d’un vaste projet d’extermination, croyaient, résignés, qu’elle était le prix à payer pour demeurer par la communion, par delà le martyr, dans la vie de l’archi-Fils, demeurer le peuple d’entre les fidèles du Christ .

 

C’est parce que les événements de l’Anatolie sont un archétype, que les penseurs juifs, du moins plusieurs parmi eux, ont intégré son objet à la pensée de la Shoah. Raphaël Lemkin avait vu dans le cas des Haycaniens, la source et le réservoir juridictionnel de la législation génocidaire en vue des travaux qui allèrent présider plus tard au Tribunal de Nuremberg. Il était normal que ces travaux puissent, dans le cadre de l’Organisation des Nations unies, servir en retour la cause arménienne. Ils fournissent à la diaspora des Haycaniens un concept générique qui fonctionne avec pertinence dans le monde. L’Etat turc en était irrité au point qu’il menaçait gravement quiconque prononçait le mot de génocide en référence à la déportation de 1915. Cependant l'entreprise de réfutation paraissait de nouveau possible. La Turquie semblait obligée de faire des concessions.

 

Marc Nichanian qui réfléchit à partir de sa propre situation historique et qui espère nous convaincre en même temps que sa situation personnelle est aussi la notre, ayant lu le « Différend » de J. F. Lyotard qu’il considère comme un ouvrage de référence majeure sur la destruction de masse, tente de mettre Auschwitz en parallèle avec Deir Es Zor, mais sans faire une comparaison systémique et sans mettre ces deux catastrophes en relation. Marc Nichanian n’a pas l’œil du théologien. Notre humanité dans la mesure où c’est le Christ qui nous l’a révélée à nous même, a été d’abord détruite à Deir-Es-Zor, et « Auschwitz  » qui a suivi trente ans apres dans un autre contexte n’est pas une réalité différente en son essence. Une continuité de la volonté génocidaire émergente avec le turquisme est affirmée dans Auschwitz. Deir-Es-Zor est aussi un essai de destruction de l’homme, mais un essai différent.

 

Les différences les plus apparentes sont peut être de l’ordre du symbolique : Auschwitz où des millions d’êtres ont été assassinés, est devenu trente années après Deir-Es-Zor un lieu où symboliquement, sous une réalité comparable, la croix gammée des SS, relayait le Croissant de l'Ittihad. Le bourreau turc ou germain n’est pas mandaté par un tiers pour crucifier sa victime. Il l’annihile de lui même. Il est autonome dans son acte.

 

 

C’est dans un contexte de persécution à grande échelle dans l’empire ottoman que la Passion haicanienne a pu recevoir la dénomination de « Premier génocide du XX ème siècle. » La raison de cette singularité tient à la foi des victimes parce que leur religion concerne à des degrés divers des individus de toutes religions. Ces individus se sont différenciés par leur piété et par leur conscience intérieure de l’ animalité originelle, mais c’est par le Christ, qu’ils ont accédé à la conscience de ce qu’ils sont, des hommes, formant « le peuple de Dieu. »

 

Lorsque le terme général de « génocide » a été employé pour la première fois dans les instances internationales, pour qualifier les événements de 1915 en Anatolie turque, une nouvelle et importante perspective de lutte s’est ouverte parmi les rescapés. Jusqu’alors le différend arméno-turc avait les caractères d’un conflit politique qui prenait occasionnellement la forme de manifestations mémorielles ou de protestations publiques devant les ambassades turques. Elever ces événements au statut de génocide, c’était se donner la possibilité d’engager le conflit sous une forme nouvelle, juridictionnelle.

 

A en croire Nichanian, personne ne s’apercevait à ce moment parmi les Arméniens à l’étranger, que l’emploi du mot génocide était une insulte au plan de l’ éthique. Il était une insulte parce que ce mot rejetait les morts « dans l’anonymat d’une destruction de caractère purement générique. » [9] Des nouvelles générations d’Haycaniens se battirent pour revendiquer le terme, mais ce qu’il prenaient, en brandissant ce mot pour un droit à l’existence, n’était selon lui,  qu’ un droit de « s’auto-calomnier. » On peut ne pas partager ce point de vue de l’auto calomnie. La revendication arménienne de génocide c’était d’abord le refus de l’exclusion du fait de l’appropriation juive de l’unicité du génocide. De fait les instances juives craignaient la banalisation. Selon Nichanian il devint plutôt banal de s’infliger la honte à soi même. D’où vient la honte dit il sinon que je me lève pour prendre à témoin et pour témoigner de ce que je ne puis prouver ?

 

Tout témoignage de la victime rescapée se transforme en archivage qui stoppe le deuil. C’est ce que veulent les bourreaux. Mais de quoi se vengent t-il de la sorte ? Les Juifs sont sensé avoir tué le Dieu des chrétiens ; leur génocide a des raisons théologiques évidentes: Ou bien il n’a pas de raisons. Mais qu’est - ce que les Haycaniens ont fait à Dieu sinon qu’ils ont voulu lui ressembler et l’ont mimé jusque dans son supplice ? Ils n’ont pas tué le « musulman » ni son dieu : « Nous nous insultions nous mêmes» . Soit. Peut être, mais nous existions.

 

La revendication arménienne de la qualification de génocide pour la Catastrophe était d’autant plus compréhensible quelle avait servi à forger le concept juridique de génocide. C’ est en partie ce concept qui a contribué à instituer l’état de droit. La crainte de voir banaliser l’unicité de la Shoah, plus qu’un clin d’œil aux Turcs ou d’une gausserie à l’encontre des Arméniens, inspira à Lanzmann cette caricature : « Quant à la Turquie du sultan Abdul Hamid, c’était, comme chacun sait, la nation la plus développée et la plus moderne du monde occidental […] et le sultan avait bien évidemment- précurseur en cela d’Adolf Hitler- bâti lui aussi une doctrine cohérente de portée universelle pour justifier l’annihilation des Haycaniens. » [10]

 

Il résulta de l’emploi du mot génocide, au plan politique, d’une part, que l’Etat turc se radicalisa dans son négationnisme, celui-ci devint plus subtil et plus sophistiqué, [11] imitant sur certains points celle des révisionnistes de l’Holocauste juif, et d’autre part, l’entreprise de réfutation du déni s’organisa de façon plus efficace au sein de la communauté arménienne. L’injure réaliste que la diaspora s’infligeait à elle même, n’était perçu que par un petit nombre d’intellectuels qui l’avaient éprouvée au travers d’expériences personnelles et de l’exemple observé dans l’historiographie récente, pour l’Holocauste, notamment « chez des philosophes, comme Adorno, J F Lyotard et Nancy »

 

Dans l’expérience personnelle, c’est la honte éprouvée, que Marc Nichanian a décrite de manière réaliste et extremement poignante à mon sens. Dans sa « Réflexion arménienne », on lit au sujet des penseurs du Medz Yeghern : « l’insulte réaliste du fait, est celle là même qui explique et justifie le refus philosophique d’utiliser un nom générique. » [12] La honte c’est le témoignage ou la prise à témoins d’un tiers : « A chaque fois que nous parlions de nous mêmes, nous ne parlions pas à nous mêmes. A chaque fois, il était fait appel au tiers, à l’Occident, à l’observateur, à ce que Hagop Oshagan appelait l’humanité civilisée. » [13]

 

Mais pourquoi ce tiers est il vu dans l’œil du rescapé arménien comme une humanité civilisée ? Il existe une autre sorte de honte. C’est celle qui s’éprouve envers la mémoire d’un peuple assassiné. Un auteur comme G H. Bédrossian refuse de traiter les Jeunes Turcs autrement que pour ce qu’ils sont :« des ordures de la pire espèce et d’une monstruosité sans exemple dans l’histoire de l’humanité. » Ce n’est pas là seulement une calomnie outrancière dirigée contre le bourreau bien que tout le monde s’accorde à reconnaître que les chefs jeunes turcs étaient très rusés et sans scrupules : Il veut provoquer un choc chez le « tiers civilisé » qui ne se sentant pas concerné, refuserait d’être pris à témoin.

 

Il est, ou passe de ce fait pour être d’un côté le complice des tortionnaires et de l’autre côté le souteneur complaisant de leurs prétendues victimes. Il emploie l’injure réaliste pour signifier que l’entreprise de destruction de l’homme ne peut être produite que par des êtres qui ne sont plus des hommes. Nous voilà au cœur de la démonstration : En effet comment pourrions nous croire que les Jeunes Turcs étaient des êtres humains , eux qui n’avaient aucun sens moral ? Comment croire que dans leur face à face mortifère avec les victimes, les bourreaux jeunes Turcs font encore partie du monde civilisé ?

 

Une autre interprétation de ce ton toujours aussi véhément après quelques neuf décennies, est que H. Bédrossian s’adresse, dans sa lettre ouverte, à un autre historien R, Kévorkian. [14] Parce que ce qu’il est à ses yeux le type de l’historien qui confond par ignorance, l’esprit déjà évoqué du sledge-hammer, du discours talaat-himmlérien destructeur, avec celui du Verbe au marteau d’or qui martèle inlassablement la conscience arménienne depuis pres de deux mille ans : « aime ton prochain comme toi même » ou « aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés ». 

 

Le premier est cupide, il ne croit qu’en lui même, il veut tout détruire pour son profit, l’autre doux et pacifique, il a la compassion pour le bourreau et la victime, il veut indéfectiblement bâtir le Royaume. Les francs-maçons Jeunes Turcs n’ont pas fait la confusion, eux . Quand à la veille de la Guerre ils procédaient au désarmement et aux réquisitions d’armes dans les villages haycaniens (ni les Kurdes ni les Tcherkesses n’y étaient astreints). Ils n’hésitaient pas à faire précéder leurs détachements de gendarmerie, d’un évêque arménien du diocèse, lequel, bible en main demandait à ses ouailles de livrer leurs armes ! La pression physique et morale était telle « que non seulement la plupart des détenteurs d’armes les livrait, mais des gens qui n’en avaient pas étaient obligés d’en acheter aux musulmans pour satisfaire les gendarmes » [15] 

 

[1] BEDROSSIAN Hratch, G, Op Cit. rapporte un témoignage de Mgr NASLIAN sur un millier d’enfants arméniens brûlés vivants en présence des notabilités et de la foule turques en ce lieu dans l’arrondissement de Bitlis. (p. 130-131)

[2] On sait que dès 1922, les numéros du journal officiel turc couvrant la période des procès de 1919 à Istanbul allaient disparaître de la circulation en totalité et avec eux les minutes de ces procès. Cf DADRIAN Vahakn, Autopsie du génocide arménien. Traduit de l’anglais ; Complexe, Bruxelles 1995.

[3] ROLLET Jacques : Religion et politique Le christianisme, l’Islam, la démocratie ; Collège de philosophie ; Grasset 2001

[4] NICHANIAN, Marc, Op Cit ( p 94)

[5]Ibidem

Cf Des mises à mort par crucifixion dans le livre du Déteuronome

[6] DER HARUTUNIAN, Haïk La complainte de Deir Zor dans Revue du Monde arménien moderne et contemporain. 2001, tome 6, section B, Documents. (p 195) Ce chant composé par un ashour arménien était chanté sur les pistes de la déportation et dans les camps de concentration du désert du Nord de la Syrie.

[7] A KEMPIS Imitatio christi armenico, doctrinia christiana.

Dans Shoah de Lanzman un témoignage va dans ce sens.

[8] Kpi : mot arménien qui traduit les termes bibliques scheol ou fosse

[9] NICHANIAN, Marc Op. Cit

[10]Les Temps Modernes N° 395, juin 1979 ; (Ref. prise chez NICHANIAN Op Cit p. 173)

[11] Cf. sur ce point, MOURADIAN, Claire, Op. Cit. (p. 60) résume l’évolution du discours négationniste turc : « Avec la résurgence des revendications arméniennes et face au risque de jurisprudence de l’exemple de Nuremberg, l’argumentation négationniste s’est affinée : de la justification des événements par la création d’un Etat national turc sous Mustapha Kemal, à l’occultation totale après la Deuxième Guerre; de la négation de l’existence de la victime, à la transformation de la victime en bourreau, arguant des représailles des volontaires Haycaniens en 1916-1917 ; de la minimisation des chiffres, à leur relativisation par comparaison avec les victimes turques de la Guerre ; de la légitimation par une prétendue insurrection en temps de guerre à une interprétation en termes de conflits inter communautaires qui met sur le même plan agresseurs et agressés, supposés se battre à armes égales ; de l’affirmation de l’innocence, au rejet de la responsabilité sur le contexte, les excès incontrôlables des Kurdes, voire sur le relief et le climat ; de la discrimination des témoins, partiaux car chrétiens, à celle des archives occidentales, censées être moins fiables que des archives ottomanes à l’accès soigneusement restreint. »

[12] NICHANIAN Marc Op Cit p 17

[13]Ibidem ( p. 206)

[14] BEDROSSIAN Hratch,G La falsification du génocide arménien ne doit plus passer. Lettre ouverte à Raymond Kevorkian ; Le Cercle d’écrits caucasiens. 2005

[15] HAIK, F, Notre avenir ; toute l’Arménie à tous les Haycaniens. Issy les Moulineaux 1978 ; 272 p. ; Deuxième édition.

 

 

Du sel de la terre

 

 

Ces manifestations d’Arméniens dans les rues de Paris qui dans les années Soixante, semblaient quelque peu incongrues, comment sont elles devenues dans le monde présent autour du mémorial de la statue-symbole du Père Komitas des manifestations-anniversaires officielles reconnues par le gouvernement de la République ? A ces commémorations, le public non-arménien d’abord étranger à cette revendication, voire choquée par le caractère insolite de ces marches, a fini par les admettre. Quelques personnalités politiques étrangères ont même fini par s’habituer elles aussi, à y prendre part. Serait ce pour des raisons politiciennes uniquement électorales  que la cause arménienne est devenue partie intégrante des causes soutenues par la Ligue des Droits de l’Homme? Par les hommes politiques ayant un réel pouvoir sur le cours des choses. En janvier 2001, la France a reconnu le génocide arménien de 1915.

 

Si nous prenons l’Histoire Sainte, nous voyons qu’après l’ascension du Fils, les écrits de Paul s’adressaient aux non juifs aussi bien qu’aux Hébreux parce que la vérité religieuse se débattait avec les deux spiritualités : les juifs et les chrétiens. Aujourd’hui il ne serait pas complet ni honnête d’analyser le sort de chaque communauté, que ce soit la musulmane, la juive ou la chrétienne dans l’Empire ottoman de façon indépendante comme si chacune de ces communautés luttait pour ses propres conceptions du divin ou du nom de Dieu. Même s’il existe entre ces communautés des cloisons étanches, leurs pratiques religieuses restent sans impact direct sur la vie publique . Qu’importe aux chrétiens que les Juifs mangent cachèr ? Qu’importent aux Juifs que les Musulmans jeûnent au Ramadan ? L’essentiel est que chaque communauté puissent célébrer ses rituels dans le respect de la laïcité et de l’espace républicain. St Pierre n’avait il pas eu la vision d’une table celeste garnie de nourriture et qui réunirait tous les enfants de Dieu ?

 

Il n’en allait pas de même dans l’ Empire ottoman. La Millet hakimée détenait la religion officielle. Celle des autres était celle des peuples vaincus, des dhimmis. On pouvait cependant analyser pertinemment le destin de ces communautés dans une relation trialectique. Arméniens et Juifs, comme communautés ethniques sont fortement différenciées par leur langue. Elles ont sont toujours côtoyées dans leur histoire. Selon l’Encyclopédiajudaïca, une partie du monde arménien aurait été intégrée dans la tribu benjaminite à l’époque des Juges. Par là, cette communauté figurait au rang des 144 000 marqués du sceau selon l’Apocalypse de Jean. [16] D’autre part le roi d’Arménie Tigrane avait ouvert au peuple arménien une large façade sur la mer Méditerranée. Après ses conquêtes de la Cilicie, de la Syrie et de la Phénicie. Une chronique rapporte qu’ il avait ramené en captivité des Juifs avec leurs familles en nombre et les avaient implantés en Mésopotamie arménienne pour qu’ils y développassent le commerce et l’industrie.

Dans l’Antiquité, et au Moyen Age pendant très longtemps, certaines grandes familles nobles issues de la tribu benjaminite, les Ardzrouni et les Aknounis eurent le privilège de couronner les rois d’Arménie.

 

Troisièmement, au Moyen Age, les Arméniens possédaient en Terre sainte un nombre très important d'églises d'hospices et de couvents ! Ils jouissaient depuis toujours de la bienveillance particulière des autorités juives. Lorsque les Croisades éclatèrent, le monde arménien était au sommet de sa rhétorique et sur le point de réaliser la Jérusalem céleste, telle que les Arméniens se la représentait alors, comme un royaume terrestre. Celui ci s’était doté d’ une littérature très fine, atteignant les sommets de la beauté et digne de comparaison avec les chefs d’œuvres occidentaux de l’époque de l’art flamboyant.

 

Les deux communautés , la juive et la chrétienne, se sont ensuite différenciées en tant que courants religieux de l’orient et de l’occident. Mais il n’y avait pas parmi les Arméniens, un désir de soustraire la Bible hébraïque aux Juifs ou de leur donner des leçons sur l’interprétation des textes de la Thora. Il y a encore aujourd’hui une réelle difficulté à saisir la ligne de partage entre ces deux « étranges groupements humains  » selon l’expression de Vidal Naquet [17] La similitude tient uniquement au génocide que ces deux communautés ont subis.

 

Dans l'Empire ottoman, le clivage standard traditionnel juif/chrétien repose fondamentalement sur la non-reconnaissance unanime du Messie et de tout ce qui en découle. Mais, vu que Jésus est juif, porter ostensiblement la croix arménienne peut aussi bien être perçu comme signifiant une certaine volonté d’appartenance à Israël sinon à la judaïcité. Mais c’est plutôt une ligne de démarcation.

 

Il existait aussi dans la psyché haycanienne et il existe toujours dans le spiurk, une représentation de l'être collectif , un "christ haycanien" pourrait-on dire, auquel les Arméniens se sont identifiés de façon plus essentielle. Ce qu’ils perpétuent de nos jours par leur fidélité à leur foi et ce que montre la vitalité de leur église.

 

De cette réalité, peu d’individualités en sont vraiment conscients.  Quant aux Juifs orthodoxes du début de notre époque contemporaine, leur baptême était, selon Heine, un «  billet d’entrer » pour la civilisation de l’Europe, c’est à dire pour vivre en paix avec les chrétiens occidentaux. Le sentiment ambivalent que les Juifs ottomans, pas tous, ont envers les Arméniens et vice et versa, trouve probablement là sa source et cela en dépit du fait que le christianisme arménien n’avait pas rapport avec le droit canon des chrétiens Occidentaux, même quand ceux ci devinrent membres du corpus professoral et des tribunaux romains. Les Arméniens là où ils sont accueillis deviennent des citoyens du pays hôte. Ils ne cherchent pas à coloniser le pays de l’intérieur. En France ils ne deviennent pas plus Français que les Français. Ils ne disent pas que la France c’est la grande Arménie. Ils fusionnent « dans une seule nature comme la nature du verbe incarné » [18]

 

Le sujet des relations entre Juifs et Arméniens dans le contexte ottoman, celui du génocide, du point de vue religieux, est délicat à traiter mais il n'y a pas de raison de l'éluder. Il est nécessaire au contraire d'appréhender correctement la relation, d’en montrer l’ambivalence car elle occupe dans l’optique de l’histoire reliée, une position centrale. Dans le regard diachronique que nous jetons sur les événements de 1915, dont nous sommes les descendants des témoins directs, nous ne pouvons oublier que si de grandes personnalités juives ont contribué à faire avancer la Cause arménienne , il n’en n’est pas moins vrai que ce sont aussi des personnalités appartenant à cette culture qui ont été le fer de lance du négationisme du génocide arménien partout dans le monde, en Europe comme aux Etats-Unis.

 

Dans ses Mémoires, l’ambassadeur de l’Amérique H. Morgenthau dont on dit qu’il est un Juste parce qu’il a sauvé des familles entières d’Arméniens,-l’Arménie contemporaine lui a élevé une statue- Evoquant, au cours de ses causeries avec Talat Pacha, l’un des membres de la triade commanditaire du génocide, l’ampleur et la nouveauté historique, cite en comparaison, le précédent des Juifs, lorsqu’ils furent chassés d’Espagne. [19]

 

Mais, sans remonter si loin, dans l’empire austro-hongrois, il y eut, en 1882, de puissantes vagues de persécutions anti-juives ! Il me parait intéressant de noter pour notre sujet, ce qui était reproché alors aux Juifs. Selon un pamphlet de l’époque intitulé «  Le Juif du talmud  » œuvre du professeur Rossling de l’université de Prague, «  Les Juifs sont autorisés à profiter des non juifs, à les ruiner physiquement et moralement, à détruire leur vie, leur honneur et leurs propriétés, ouvertement par la force aussi bien que secrètement et insidieusement.  » [20] Pourquoi y sont ils autorisés ? Est ce parce que YHWH le leur commande ? est ce parce qu’ils sont les inventeurs du monothéisme ? Est ce parce qu’ils considèrent que dieu a fait d’eux un peuple à part ? Est ce parce que la Bible est à leurs yeux un livre juif et non un don de dieu à l’humanité entière ?

 

Non, ils y sont autorisés parce que les Juifs sont des parasites qui se substituent à leurs hôtes en accaparant leur culture lentement au cours des siècles. Ils y sont auorisés parce que eux, les Autrichiens sont une race supérieure, qu’ils ont le devoir de se protéger de cette emprise insidieuse. Les persécutions sporadiques de Juifs ashkénazes en Europe orientale et en Pologne, amenèrent des migrations de Juifs vers l’empire ottoman. Durant les pogroms qui firent des centaines de milliers de victimes, beaucoup s’étaient rendus aux Tartares pour ne pas tomber aux mains des Cosaques, et les Tartares les avaient vendus aux Juifs de Turquie.

 

Ces esclaves renforcèrent dans la judaïté ottomane le kabbalisme dont l’esprit était orienté vers la signification de l’exil (l’ aksor ) et la rédemption . Au plan économique et financier, comme collecteurs d’impôts ou comme administrateurs, ils concurrencèrent les goyims ainsi que les chrétiens de rite syriaque que le pouvoir turc avait placé au XIXè siècle sous la tutelle du millet des Arméniens . Des Juifs de Turquie devinrent les maîtres des finances [21] et de l’économie de la Sublime Porte et reçurent une confiance sans égale de la part du pouvoir impérial et par les services qu’ils rendirent au sultanat, ils facilitèrent avec les goyims, la communication du monde turc avec le monde occidental. La compétition économique entres Grecs Juifs et Arméniens poussa ensuite les Juifs à soustraire aux Arméniens et aux Grecs l’influence grandissante que ces derniers avaient acquis sur le pouvoir turc ottoman.

 

Les pays européens de l’époque ottomane et avant la fondation de l’Union Européenne, étaient majoritairement de culture chrétiennes. Même à l’époque contemporaine où l’espace public est laïcisé et où le religieux est largement passé dans ce qui relève de la conviction et de l’intimité, le symbole libéral européen des douze étoiles en couronne réunit objectivement des Etats républicains aux racines culturelles judéo-chrétiennes.

 

Du point de vue théologique, par l’origine de leur conversion, les européens étaient à la veille de la Grande Guerre pour la plupart des Gentils . Il y avait aussi parmi eux beaucoup de descendants de nouveaux chrétiens, c'est à dire de Juifs convertis au christianisme.

 

Les Turcs religieux eux étaient, et sont toujours, des musulmans d’obédience sunnite. Il y avait dans l’Empire pour quelque cinq millions d’entre eux, une variété de musulmans dit Alévis d’obédience chîite . Ces derniers intègraient dans leur culture des éléments provenant d’autres croyances, dont certaines empruntées à l’animisme, (Kurdes Yezidis) au soufisme des derviches tourneurs.

 

Les comparaisons de l’arménité sécularisée avec la judaité athée presentent généralement un parallélisme descriptif superficiel : on souligne par exemple la similitude d’un destin génocidaire et la structure diasporique sous jacente : Après Israël, l’Arménie est le seul état à vivre dans une situation de confrontation participation entre Etat et sa diaspora, observe Laurence Ritter. [22] Mais l’Arménie actuelle n’est pas l’arménité dispersée. Pierre Vidal Naquet a beau remarquer : « l’un et l’autre aux prises avec les idéologues les plus fous  » [23] Il n’y a en essece aucun rapport veritable entre la shoah et le génocide des Arméniens

 

Cependant il est vrai que pour le spiurk actuel, tant qu’il n’a pas pris l’entière mesure de sa vocation spirituelle propre, il semble considerer le monde juif laïc comme un réservoir où il peut puiser des modèles d’action, de revendication et d’organisation. Mais en fait cette diaspora, se fond dans la sphère économique ou se cherche elle même en maintenant sa culture traditionnelle dans des structures sociales tolérées dans l’espace public de la République. Il importe qu’elle se trouve et s’accepte , sans chercher à esquiver ce que sa religion attend d’elle. Les manifestations commémoratives arméniennes dans le monde signifient la volonté de construire une image qui rappelle aux chrétiens vivants la préfiguration d'une vocation arménienne.

 

Cette vocation est celle, confirmée par la crucifixion Haïcanienne, de réhausser l’histoire, dans une marche salvatrice de l’humanité vers la fin de l’histoired’un monde . La relation entre la réalité historique et l’Apocalyptiquechrétienne nous apparaît en effet comme telle : la destruction haycanienne avec son caractère d’atrocité visible marque une nouvelle étape après l’horreur de la shoah .

 

A partir du génocide des Arméniens de 1915 et de la révolution du bolchevisme, ont commencé deux marches successives de l’histoire humaine. La première va de la course aux armements à la Deuxième guerre mondiale. La seconde marche va de l'équilibre de la terreur, avec la catastrophe de Tchernobyl, jusque l’effondrement du systeme d’organisation communiste qui ouvre le champ à un nouveau monde capitaliste prédateur et déconstructeur des valeurs sociales acquises de haute lutte par les travailleurs.

 

Dans ce contexte, l’attentat religieux radical par des fous de dieu sur les twin towers de New York où périrent plus de 6000 citoyens américains le 11 septembre 2001, marque le début d’un conflit entre la vision laïque et démocratique du nouveau monde libéral et la vision verticale de millions de nouveaux croyants non chrétiens, pris en otages par des groupes terroristes-nihilistes qui cherchent a anéantir par les armes les démocraties et la liberté d’expression. Du point de vue eschatologique, selon les Juifs croyants, il n’y aura pas de parousie chrétienne . A la fin cataclysmique de l’histoire historiciste, Israel , c’est à dire toute la communauté des croyants sera transfigurée dans le sein du Père.

 

Notre tseraspanoutioun nous a révélé à nous même par delà notre citoyenneté, dans une dimension identitaire spirituelle. Par notre dispersion au quatre coins du monde, dieu nous a peut être attribué un rôle : celui d’apporter et de propager partout la fraternité, l'amour. Nous le pouvons, par l’expérience limite du génocide, par la prière, par la réconciliation entre ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas. Les Hayastantsi travaillés par la peur archaïque des envahisseurs turcomans disent avec optimisme « Nous sommes nos montagnes. » Les Haycaniens survivants du spiurk conservent dans leur cœur, la ligne bleue du mont Ararat symbole de leur alliance tri-millenaire avec Astvadz, Ils disent : « Nous sommes le sel de la terre ! »

 

 

Un peuple salvifique

 

 

 

Sans renoncer à l’histoire historiciste, on peut proposer des hypothèses, mais pour le moment c’est quelque chose qui échappe à la réflexion de notre philosophe : il ne peut voir que, dans ce qui se joue sur la scène anatolienne, les Jeunes Turcs n’ont qu’une seule obsession : ils cherchent à faire mourirHaycaniens. C’est la raison pour laquelle l’intentionnalité criminelle de ces « nouveaux Sadducéens » transparaît tout au long de la Passion haycanienne. Il est vrai que les Haycaniens ou peu d’entre eux, n’étaient pas conscients d’être investis d’une mission salutaire. Ils chantaient des louanges au Père sur les chemins de Deir Zor, mais ils ne savaient pas ce que Dieu voulaient d’eux. Leurs prêtres le leur disaient en offrant souvent les premiers, leur vie en sacrifice. Ce qu’ils savaient à un certain niveau c’est qu’ils étaient une pomme de discorde entre les Turcs et les Puissances européennes.

Mais pourquoi ne trouvait on pas une solution à leur cas alors qu’a peu près tous les autres peuples chrétiens, Roumains, Bulgares, Serbes, Macédoniens également tombés en dhimitude, avaient accédé finalement au statut d’autonomie ou d’indépendance ? Croyez vous que les Arméniens n’avaient pas combattu ? Pourquoi alors que la pression des Puissances était si forte en leur faveur et que le Sultan lui même allait de concession en concession pour leur offrir toujours plus de liberté, ils continuaient légitimement de demeurer insatisfaits? Les Turcs en général n’étaient pas racistes vis à vis des Haycaniens. Ils ne voulaient pas les exterminer pour ce qu’ils étaient comme Hitler plus tard vis à vis des Juifs. Les Jeunes Turcs voulaient les exterminer parce qu’ils étaient des rivaux en intelligence en culture, parce qu’ils aspiraient à les deposseder du territoire d’Asie Mineure où les Arméniens étaient chez eux depuis la nuit des temps. Ils voulaient s’emparer de leurs biens . Les Puissances qui hébergeaient des Arméniens chez elles étaient plutôt fières de les voir servir sous leurs drapeaux . Du coté turc aussi on engageait des Arméniens sous les drapeaux. Plusieurs étaient des hauts gradés dae l’armée turque. Mais à un certain moment voyant qu’ils constituaient un danger stratégique dans le jeu des allliances, ils décidèrent de les éliminer même dans l’Armée. Beaucoup furent limogé pour travailler comme Amalè sur le réseau ferroviaire . Là on les exploita à mort et on finit par les tuer par balles.

 

On pourrait alléguer aussi que les Arméniens étaient trop disséminés dans la péninsule pontique ; qu’ils ne se sentaient pas encore capables de se gouverner eux mêmes ou que la tendance conservatrice chez eux à demeurer fidèle au millétisme l’emportait sur l’esprit d’autonomie.

 

Là encore si l’on veut comprendre, on se gardera d’oublier que les Haycaniens étaient des chrétiens. Les premières communautés chrétiennes avec les apôtres étaient en rupture avec la synagogue. Dans les évangiles, sous le vocable de « Petit troupeau ayant le Verbe » (Panavor khod pogrik) il est fait allusion aux Apôtres et aux premiers disciples de Jésus. L’assimilation par l’apôtre Saint Jean, de la synagogue à une assemblée de démons, dans le livre de la Révélation , montre à quel point ces premiers chrétiens voulaient se démarquer de la judéité dont ils étaient pourtant issus. De confession chrétienne dès avant et après l’évangélisation apostolique, les Arméniens étaient appelés des Gentils, (ce qui se dit goyim ) c’est à dire des gentils ou des païens convertis au christianisme . En préconisant le baptême à la place de la pratique de la circoncision, Paul fit disparaître toute différence entre les gentils et le Nouvel Israël. Le Christ est l' Envoyé qui sauve prioritairement « les brebis perdues d'Israël » en vertu de l’idée fondamentale de l’alliance entre Dieu et son peuple élu. Mais le récit évangélique sur la foi du centurion romain inaugurait une évolution universaliste dans le message chrétien ce qui mettait en cause l’exclusivité de la vocation élective du peuple unique.

Dans la Turquie les Arméniens étaient pressentis maintenant pour être le nouveau fermant du christianisme, alors que l’ancien Israël avait perdu la grâce par l’idée du « foyer national » concrétisée par le mouvement sioniste.

 

Le Dieu d’Abraham, avait quitté le peuple juif l’abandonnant à son terrible destin parce que n’ayant plus la foi, il avait préféré plutôt que de continuer à errer, avoir une terre dans le monde pour patrie. Dieu s’était incarné en Jésus Christ auquel les Haycaniens s’étaient les premiers convertis pour donner l’exemple aux plus grands de ce monde. Dieu voulaient à présent qu’ils deviennent la nouvelle huile de joie pour tous les « ébranlés » répandus au quatre coins de la terre.

 

L’auteur de la Réflexion arménienne ne peut voir que les Jeunes Turcs qui n’ont d’autre religion que leur pan turquisme sont comparables ici à la secte déicide du drame sémite qui voulait l’arrestation et la mort du Nazaréen il y a deux mille ans. Il y a bien pour lui dans ce drame, une intentionnalité criminelle génocidaire, mais quant à sa forme, Marc Nichanian s’abstient de lui substituer ce « khatchélutiun» qui serait d’ordre sacrificiel; il s’en abstient pour des raisons d’ordre cognitif, et faute de ne pouvoir faire un acte de foi, par respect de la laïcité républicaine qui oppose le domaine de la croyance à celui du savoir.

 

A chacun sa vérité : celle des théologiens n’est pas celle des philosophes ; Mais alors la honte des uns n’est pas non plus celle des autres ! De quoi aurions nous honte, nous qui croyions ? La vrai honte est une faillite de la foi ou de l’expérimentation de la foi : Aurions-nous eu honte de croire que selon l’Ecriture, Ararat est le peuple de la demeure terrestre duquel était venu la première rédemption de l’humanité aux temps diluviens ? (Genèse 6.5-6)

 

En ce temps là, la méchanceté avait rempli toute la terre. C’est la réplique d’un récit biblique qui nous avait été d’abord transmis en écriture sumérienne ? C’est en filigrane dans l’Histoire d’Arménie de Khorenac’i, l’un des plus grands historiens qui soit. C’est le témoignage de cet historien qui a permis à l’archéologue anglais de s’acharner à retrouver les tablettes babyloniennes en écriture cunéiformes.

Est ce d’y avoir cru ou d’avoir ajouté foi en notre rédemption par le Christ alors que rien de tout cela ne nous semblait plus vrai devant la réalité de la déportation ou de la mort, qui nous aurait envahi d’un terrible sentiment de culpabilité, nous rendant rouges de honte ? Nous croyions parce que le hayutioun ne pouvait continuer à vivre dans le monde que par la force de son enracinement dans la communion de ses saints et en cette vérité-là qui n’est justement pas la vérité du monde, mais plutôt son opposée et même sa négation. Nous croyions parce que dans les provinces orientales de l’Empire ottoman, les paysans étaient, après la conquête, complètement à la merci des « Turcs ; » et qu’ils ne pouvaient continuer de vivre qu’en renonçant au monde. De leurs terres ancestrales, ils n’ avaient plus que l’usufruit. Leurs biens, la force brutale, l’arbitraire tyrannique les avait déjà confisqués ou bien dérobés , ou bien vendus. Les Haycaniens les avait perdus ; perdue même en certains lieux leur identité profonde par turquification et oublié leur langue. Ils étaient avec leurs prêtres, par leur piété, ancrés dans la lumière de la Vie, et non plus réellement dans le territoire qu’ils n’avaient pas les moyens de défendre.

 

Cette communauté arménienne retranchée du monde, et que l’on peut qualifier de « salvifique », vivait de l’Eucharistie. Comment serait elle revenue à la vie du monde ? Son extermination par les Turcs a toujours été considérée de manière inavouée par l’Occident comme l’éradication d’un peuple qui n’avait plus d’ avenir. La preuve en est que même quand ils purent reconstruire une Arménie éphémère le sénat américain n’a pas ratifié la volonté wilsonienne. Aux heures sombres de la persécution, la Russie tsariste, la Russie chrétienne seule a encore cru et soutenu un avenir arménien. Or cette force de vivre par le souffle de l’esprit chrétien, voilà ce que les Turcs détestaient le plus, voilà ce qui les unissaient avec les bandits et mercenaires Kurdes et décuplaient leur férocité dans leurs expéditions sanguinaires contre ces vils « rayas. » Les Jeunes Turcs s’ils leur arrivaient même de croire en voulaient plus qu’à l’existence des Arméniens dans le monde, ils en voulaient à leur Vie. Ils souhaitaient pour eux une seconde mort celle pour laquelle le Christ nous avait mis en garde ; celle qui provient de la part de ceux qu’il faut craindre parce qu’ils peuvent réellement la donner.

 

On s’interrogera sur le véritable statut religieux du tortionnaire. Son Dieu est il le Dieu d’amour celui qui demande le sacrifice du fils mais qui par un soudain revirement retient aussi le bras ? N’est – il pas plutôt celui du Fils de la perdition celui du chef rebelle des légions combattantes du ciel johannique. On est en demeure d’exposer une ontologie chrétienne sur l’origine de la Catastrophe haycanienne.

 

Nichanian qui parle du génocide comme un irréparable, refuse de voir qu’en suivant son rédempteur jusqu’au Golgotha, le peuple arménien a vaincu sa propre mort qui était son esclavage dans l’Empire ottoman. Par cet usage métaphorique du mot mort on veut suggérer que la mort, non pas la mort spirituelle mais la mort-destruction, s’anticipant elle même, était déjà dans la vie communautaire haycanienne, pour autant que ce peuple vigoureux qui a été au moins deux fois dans son histoire un des pôles du pouvoir dans le monde, était réduit maintenant à l’inexistence au monde après plus de cinq siècles d’oppression turque. Il était soumis constamment à l’arbitraire et aux brimades, nonobstant les « réformes » des tanzimat, et avant que ne survienne l’issue dernière.

 

Pourquoi est ce sur le style de la violence que Marc Nichanian insiste, à travers ses récits familiaux, au détriment de l’issue même de cette violence ? Parce que c’est une matière obscène qui se prêterait à la forme de représentation romanesque ? Nous avons trop de respect pour nos morts. Il serait indécent de les soumettre à un traitement esthétique quelconque. Ou plutôt parce qu’il veut nous dire qu’une société semi agraire ne pouvait pas produire un génocide industriel , afin de couper court aux sarcasmes de lanzmann sur l’assimilation de la crucifixion haycanienne à l’ éradication juive ?

 

Relisons l’Evangile où le peuple arménien puise sa foi depuis l’origine du Christianisme. L’histoire de la Passion de Jésus fut en son temps un événement obscur. Le supplice de la croix a quelque chose d’infâme, de honteux d’ignominieux pour les Romains. C’est aussi le sentiment qu’éprouvait le condamné de droit commun qui périssait sur la croix. Le supplice de la croix était une ignominie, une honte. Il représentait pour le chrétien la folie du crucificateur. La honte affectait le condamné à la crucifixion de l’époque romaine, ainsi que l’honneur de sa famille. C’est ainsi que Flavius Josèphe nous rapporte le récit de 2000 révolutionnaires galiléens crucifiés à Séphoris (village voisin de Nazareth) en l’an 6 de notre ère par Varus. Mais après la mort de Jésus sur la croix, la crucifixion ne pouvait plus être ignominieuse comme elle l’avait été jusqu’alors. La théologie de la croix allait devenir par l’effet paulinien une théologie du rachat, une gloire de Dieu, vivifiante pour l’homme. En conséquence ce ne peut être qu’en dehors de la foi que, dans ce qui est appelé chez les écrivains arméniens rescapés, une catastrophe, le sentiment d’avoir subi cette catastrophe produit de la honte. En tant que génocide non en tant que conformation volontaire du peuple arménien à la crucifixion. Si le peuple arménien accepte sincèrement ce que sa mort recèle d’authentique, alors, plutôt que de s’enfermer dans le discours de la réfutation et les jérémiades autour de sa condamnation à la déportation et à la mort (comme principe et conséquence de cette déportation), il doit continuer ce qui a toujours été son combat, sa liberté s’interroger sur le signe : Pour sauver quel monde et pour sauver qui, le peuple arménien est il mort à Deir Zor  sous la main de ses bourreaux? S’il ne s’interroge pas ainsi en cherchant la réponse à cette question qui rapproche les lèvres de l’abîme (c’est le vocabulaire de Lyotard), la questionabyssale de sa liberté, de son droit à l’existence sur la planète, alors il ne pourra s’affranchir ni de sa honte ni de sa culpabilité.

 

Sa culpabilité est plus odieuse que sa honte parce que se conformant mal à la véritable règle de la rétribution et de la sanction elle est théologiquement injustifiée. C’est une erreur ou une croyance dévoyée : l’homme arménien ne peut se sentir coupable que s’il considère son calvaire comme une expiation nationale, une mortification qu’il se serait infligée à lui même. Bouc émissaire consentant sa mort violente quelque soit son style, symboliserait la perdition à laquelle est vouée l’humanité. Mais Dieu peut faire pire que tuer les corps, il peut délier de lui même les âmes qui les habitent, car tel est l’aspect corps et âme sous lequel l’homme est livré au pouvoir de ses semblables : cette parole du Nazaréen : « iev mi vakhnak anontsmè vor marmin ghe spannen ou tchen grnar hokin spannel ; haba aveli anghé vakhtsek touk, vor grna hokin gorsnel kehenin metch. » [24] sera pour toujours le fleuron de la piété arménienne.

 

Abstraction faite de la phénoménologie de la Vie, la honte et la culpabilité réalistes ne sont pas éprouvées par tous ici-bas. Elles ne sont éprouvées qu’au travers d’expériences personnelles. Le philosophe nous parle de sa honte à lui, parce qu’il a mis sa foi hors circuit ou parce qu’il n’est pas croyant. Selon lui, l’entreprise de déshumanisation finit par nous rendre, bourreaux et victimes, à notre animalité primitive. C’est de cela dont tout homme et tout philosophe doit rougir. C’est l’injure réaliste, l’injure suprême faites à nos pères et à nous mêmes, à notre peuple d’être morts suppliciés, nos cadavres jetés dans l’anonymat des charniers, ensevelis dans la cendre des bûchers, donnés en pâtures aux animaux sauvages. Mais d’où tenons-nous que nous sommes des hommes pourvus d’âmes? D’où tenons-nous cette dépendance constitutive de ce que nous sommes et a partir de quoi nous nous scandalisons de ce qui nous arrive? C’est un point qui se dérobe à la « réflexion arménienne. » Si c’est par Dieu que nous la tenons, alors la destruction de 1915 est une tentative de destruction de celui par qui nous savons ce que nous sommes. D’avoir été victimes d’un tel projet, il n’y a point à rougir même si notre foi seule peut l’accepter ; il y aurait, et c’est là sans doute un étrange paradoxe, plutôt à se réjouir comme d’une évidence fulgurante ; pourvu que nous sachions seulement pour qui, et pour quoi nous avons subi, le sacrifice du Golgotha ? Ce que Isaac, le fils d’Abraham voudrait aussi savoir quoique la main sacrificielle fut retenue par l’ange au moment ultime. Lui est crucifié pour le salut du genre humain! Jadis, les Araratiens ainsi que toute la création avaient trouvé grâce auprès de l’Eternel, mais cette fois-ci, la rédemption de l’homme par l’arménité se réduirait au sacrifice d’une minorité chrétienne, pour sauver le monde turc? A moins que ce ne soit là que l’arbre qui cache la forêt. Par qui les bourreaux négationnistes peuvent ils clamer aujourd’hui de leur innocence en arguant de la plus grande manipulation de l’histoire dont ils furent l’objet, eux et leurs descendants qui aimaient les Arméniens comme des compatriotes sincères mais qui néanmoins les incendièrent vivants ?

 

[16] St Jean Livre de l’Apocalypse 7- 4

[17] L’expression est de Pierre VIDAL NAQUET dans sa Préface au Crime de silence. Gallimard 1984

[18] Marian : Nouvelles Arménie Magazine Février 2015

[19] MORGENTHAU, Henry Mémoires.

[20] BAKAN, David, citation BLOCH, citation Prof. ROSSLING.

[21] Cf. l’Encyclopédia judaïca sur le rôle des Juifs dans l’empire ottoman.

[22] RITTER, Laurence, Op Cit.

[23] VIDAL NAQUET, Pierre, En guise de préface et par le pouvoir d’un mot.. in Le Crime de silence, le génocide arménien ; Champs Flammarion ; Paris, 1984.

[24] Matthieu 10 -28