-
-
en préparation
-
Paul Adam (1862-1920) - né à Paris - Paris - Ecrivain
-
- Biographie de Paul Adam par Marcel Batilliat, Paris 1903 :
- son père directeur des postes de la Maison de Napoléon III
- Lycée Henri-IV - au collège de 02100 Saint-Quentin (?) - en sept. 1891 en Lorraine, la direction d'un journal politique, le Courrier de l'Est - candidat socialiste-révisionniste dans une circonscription rurale de l'arrondissement de 54000 Nancy - trois ans au château de Chaiges, situé au confluent de la Seine et de l'Orge, près de Juvisy 91200 Athis-Mons - la Compagnie du chemin de fer d'Orléans a obtenu l'expropriation du château de Chaiges - Belle-Isle (photo été 1902)
-
- Il pleut du sang, "Revue blanche", 2ème semèstre 1896, pp.321-23 -
- Google.Livres.(Paul Adam, Arméniens) -
-
-
Préface par Paul ADAM
du livre Chants populaires arméniens d'Archag Tchobanian (1903)
-

Il semble à cette heure que la tendance des lois sociologiques condamne les petites patries à s'agglomérer entre elles pour former de grands états, comme il advint de l'Allemagne en 1870, ou bien à se voir absorber par les nations puissantes, comme il advint du Transvaal récemment. Les patries se totalisent ainsi qu'au temps où se constitua l'énorme empire romain. L'œuvre latine fut détruite par les invasions barbares qui substituèrent à la conquête civilisatrice des légions la conquête féodale, destructrice, tyrannique et ignorante. Parties du pays mongol, chassées par les inondations et les glaces du septentrion, les vagues [IV] de peuples sauvages se précipitaient du nord-est au sud-ouest, sur tout le vieux monde; inondaient les colonies, les provinces proconsulaires, les territoires des alliés, le sol de la Ville même, pour jeter, mille ans, sur l'Europe le voile obscur du moyen-âge. Les Turcs arrivèrent à la suite des derniers dévastateurs. Comme les Germains, les Finnois et les Kalmouks, ils imposèrent leur suzeraineté victorieuse et pillarde, s'installèrent dans les pays vaincus, les asservirent, mirent les femmes dans leurs lits, courbèrent les hommes sur les métiers, ou bien aiguillonnèrent l'humble effort du laboureur suant sur la glèbe.

Depuis le XIIIème siècle, la renaissance des idées antiques triomphe lentement de cette usurpation. Le christianisme d'abord, le protestantisme ensuite, les révolutions d'Angleterre et de France imitées, cle 1820 à 1850, par tous les peuples aryens, réédifièrent le prestige de la Loi, protectrice de la liberté humaine par devant l'arbitraire du seigneur. Celui-ci se laisse vaincre et convaincre. Aujourd'hui la Russie elle-même s'assimile la Chine septentrionale, la Perse, l'Asie centrale, en usant peu des moyens de guerre. La création des chemins de [V] fer économiques, le crédit ouvert par ses banques aux souverains de l'Iran, la projection d'entreprises commerciales propres à l'enrichissement des contrées encore pauvres, la fondation d'industries au cœur des régions jusqu'alors vierges de science pratique, voilà les procédés de la nouvelle conquête, de la nouvelle assimilation. L'Angleterre s'attache l'Egypte en la fécondant par les barrages d'Assouan sur le Nil, qui lui vaudront la culture du coton et soixante-cinq millions de bénéfice annuel; par la voie ferrée du Soudan à la mer Rouge qui facilitera les échanges rapides entre les richesses du Nil Bleu et celles de l'Inde. La France fertilise le Tonkin par de pareilles méthodes. Elle trace le parcours des express qui relieront le Yunnan au fleuve Rouge et permettront aux provinces du Nord-Ouest chinois un commerce admirable.

Seule de toutes les puissances maîtresses, la Turquie persiste à dominer, à piller, à exploiter ses vassaux, sans pitié, sans sagesse. Arméniens et Macédoniens saignent sous le cimeterre du Kurde ou sous le sabre du Zaptié. Le crime de barbarie demeure cher aux sultans d'Yldiz-Kiosque. Les patries qu'ils totalisèrent [VI] jadis par les armes, ils les ont réduites à la misère, à l'atonie sociale. Les ruines partout ont remplacé les villes.

Dans sa précieuse introduction à ce premier recueil de littératures arméniennes, M. Archag Tchobanian a parfaitement mesuré la force vitale de sa race, et merveilleusement démontré comment elle fut, en tous siècles de l'histoire, la grande force cle Production, en Orient. Entourée par les forces de Destruction, elle pâtit sans répit sérieux. Cependant, malgré tous les jougs que lui furent imposés, elle conserva cette heureuse faculté de produire. Vaincue par tous les soldats, elle les put éternellement stupéfier par le génie de son commerce, la fécondité de son agriculture, le goût de ses innombrables artisans. Aux temps byzantins, les marchands d'Arménie tenaient à Constantinople toute la suprématie marchande et administrative. Les légions arméniennes défendaient en Bitlij nie les frontières de l'empire contre les Sarrazins. La dynastie des Isauriens régna, qui sortait de ce sang. Aujourd'hui ce sont les Arméniens russes qui s'implantent en Perse pour développer l'influence des méthodes européennes. [VII] On leur a retiré tout, sauf le génie de produire des choses bonnes pour la vie humaine, de multiplier les relations internationales, de propager les arts pacifiques.

Une race si persistante malgré tant de désastres et de massacres, malgré le long martyrologe qu'est son histoire ensanglantée par le Parthe, le Perse, le Romain, le Grec, l'Arabe et le Turc, une race que nulle vigueur ne s'assimila, une telle race peut espérer un retour des choses qui, désagrégeant les immenses empires modernes, restituera quelque jour aux petites patries l'hégémonie souhaitée par leurs citoyens. L'énorme armature romaine n'a-t-elle pas été rompue, et le sol de la Ville ne s'est-il pas à nouveau fragmenté en Gaules, en Autriches, en Saxes, enEspagnes, en Toscanes, en Pentapoles, en Siciles, en Egyptes, en Syries et en cent royaumes indépendants, en mille républiques autonomes ?

Dans l'attente d'un semblable hasard, les Arméniens veulent conserver précieusement l'intégrité de leur âme, afin qu'elle triomphe, saine et pure de tout alliage étranger, au moment de la libération. C'est pourquoi l'un de ses meilleurs citoyens, l'un de ses enfants les vin PRÉFACE mieux doués pour la défendre et la faire chérir, pour exciter en sa faveur la sympathie, l'amour et l'admiration, pose en France la première pierre du monument qu'il pense élever à l'intelligence de l'Arménie, militante, souffrante, mais toujours avide d'espérer.

Ce sont les chants populaires, les refrains anonymes, les cris variés de la joie naïve, de la simple douleur, de la juste rage, ceux poussés par les jeunes amants, par les cortèges, des noces, par les mères ou les épouses éplorées devant la couche funéraire, par les guerriers audacieux pour combattre l'oppresseur, et ivres de l'avoir écarté. C'est toute la chair du peuple qui pantèle ici de pages en pages, de strophe en strophe. Ce sont les doléances éperdues de celles que le pauvre émigré délaissa pour chercher sous un climat pacifique les ressources nécessaires à sa lamentable vie. C'est aussi la romance de la gaieté quotidienne, l'orgueil de la mère qui pare une fille belle et courtisée, la bonne humeur du paysan qui s'en va derrière l'attelage de ses bœufs pour entreprendre la tâche du matin, à la fraîcheur de l'air. Toutes les faces de la vie se réjouissent ou se lamentent. La grande nature palpite[IX] derrière les figures de ces chanteurs différents.

La caractéristique des hymnes amoureux est la perpétuelle comparaison de la femme à l'univers. Il semble que le séducteur cherche à retrouver, dans chaque attrait de sa belle, une magnificence du jardin, du ciel, de la montagne. Pour lui, la vierge promise apparaît comme un schéma vivant de la terre merveilleuse et changeante. La jeune fille demeure l'hiéroglyphe du monde fertile et bienfaisant. Si le galant dit les cadeaux qu'il propose, il énumère les richesses de la planète et du firmament. Son désir d'adoration va plus à la nature qu'à l'amie même. Du moins, à travers les formes voluptueuses, il aperçoit, comme si elles n'étaient que transparences, l'emblémature entière de son pays, aux lacs mélancoliques, aux grandes chaînes de montagnes onduleuses, aux nuits ardemment stellaires. Il cherche plus à étreindre sa terre d'origine, que le corps palpitant en quoi il la transpose par la vertu de son imagination.

Rien de plus étrange, de plus particulier. Nos cœurs occidentaux sont autrement positifs. La personne les attire mieux que leurs idées générales. Il y a dualisme entre leur conception a. PREFACE spirituelle et l'objet féminin de leur convoitise. Au contraire il paraît que le galant d'Arménie veuille, en toute expression de son amour, justifier la philosophie de Kant. La fiancée n'est qu'une partie de ce que son cerveau se représente de l'univers, et il ne l'en détache point aisément. Quelle rare passion pour la terre natale cette poésie sait traduire, quelle rare vénération pour les idées qu'engendre le climat, que conseille la courbe des collines, qu'illumine la neige des cimes, que murmure le cours du torrent, que souffle l'haleine du ravin!

D'ordinaire on impute une telle manière de penser aux élites seules. On affirme que c'est le résultat de spéculations métaphysiques propres aux races très anciennement affinées par les sciences et les méthodes. Les strophes arméniennes donnent à cette thèse un démenti. Le pâtre, la vieille, le laboureur anonymes ont du premier coup scandé la théorie que les Hellènes instruits dans les temples de Memphis et d'Ephèse symbolisèrent par le culte supérieur de Vénus Uranie.

Je crois fermement qu'au long de ces chants populaires le lecteur français s'éduquera plus complètement sur l'âme orientale, sur le panthéisme [XI] spontané de ces peuples antiques si pères de nos mentalités transcendantes.

On y retrouvera les formes lyriques par l'intermédiaire desquelles, peut-être, les Arméniens insinuèrent l'esthétique byzantine dans les cerveaux arabes. Transmission étrange et manifeste. A tel point que certains contes des Mille et Une Nuits apparaissentcomme de simples versions arabes des contes grecs. Telles les aventures de Sinbad-le-Marin et celles d'Aladin, de sa lampe merveilleuse. A se battre durant plusieurs siècles, à échanger ^aus-si des traités, à discuter dès armistices, ces deux nations antagonistes s'étaient l'une et l'autre endoctrinées. Pendant les trêves, sur les marchés des camps où flottait l'étendard vert du Prophète, le marchand arménien colportait les somptueuses merveilles de Gonstantinople. Il vantait les magnificences des hippodromes et des basiliques. Rendus à la liberté, après de longs séjours dans les cités orthodoxes, les captifs musulmans confirmaient ces allégations. Bientôt toute la politesse du Bosphore passa dans les mœurs des califes. On raffina dans les bazars de Bagdad comme dans les églises des Blaquernes. L'Arabe se fit beau parleur. Il usa de rhétoriques subtiles [XII] et composa des poèmes dignes de perfection. L'or et la mosaïque revêtirent les murs des serais comme ils revêtaient ceux des gynécées. Les mêmes légendes animèrent les propos au bord du Tigre et du Bosphore. Et quand les Croisés parvinrent devant Jérusalem ils se mesurèrent avec des Saladins chevaleresques, des Solimans chrysostômes.

Ainsi les pages mystiques de Grégoire de Narek dans son Livre des Lamentations perpétuent les plus étonnantes figures de la rhétorique chère aux grammairiens des Comnènes. Parmi les prières de Repentir, il en est d'insignes qui parent, avec Fart abondant des maîtres byzantins, ces belles évocations de la nature caractérisque du génie arménien.

« Tel un homme violemment bouleversé par une interminable et torturante agitation dans la mer aux vagues périlleuses tourmentées par le vent, et qui serait entraîné et roulé en un torrent sauvage, remuant çà et là les doigts des mains dans le courant impétueux grossi par les pluies du printemps, emporté malgré lui en une lamentable dégringolade, avalant l'eau trouble et étrangleuse, poussé en des douleurs mortelles dans la vase fétide, moussue et embroussaillée, où il se noierait écrasé sous les flots : Tel moi, misérable, on [XIII] me parle et je ne comprends plus ; on me crie, et je n'entends plus ; on m'appelle, et je ne me réveille plus ; on sonne, et je ne reviens plus à moi-même ; je suis blessé, et je ne sens plus 1 . »

Ce sens de la faiblesse humaine devant les fatalités des forces inspire des accents de douceur puérile et délicieuse à Nahabed Koutchak, le chantre de l'amour. La passion est humble, joueuse, enfantine, avec, toiitàcoup, des essors de haut lyrisme :

« Ma petite âme, si tu demandes ma vie, je ne te dirai pas non, je te la donnerai; * Mais j'ai peur que tu ne me demandes mes yeux; comment pourrais-je vivre sans te voir?... « Je voudrais mourir pour toi; tu aurais coupé une mèche de tes cheveux, Tu l'aurais allumée comme un flambeau, et, la prenant en ta main, tu te mettrais à ma recherche, Tu passerais sur mon tombeau, tu te frotterais les yeux avec ma cendre, Tu enlacerais mon cou de tes bras, et tu baiserais la pierre de mon tombeau 2 . » i. Poèmes arméniens, anciens et modernes, traduits * par A. Tchobanian. 2. Ibid. [XIV]

On admirera dans les chants funèbres de précieux accents de douleur, et certaines nuances d'attendrissement qu'aucune autre race n'a connues. Entre les chants historiques, il faudra remarquer l'apologue du seigneur Aslan. L'ange Gabriel veut lui prendre son âme à moins qu'un des siens l'aime assez pour offrir la sienne en échange. Or, ni le père, ni la mère ne consentent au sacrifice. Mais l'épouse accepte. Cet optimisme conjugal, cette défiance à l'égard des affections maternelles et paternelles appartiennent à un idéal très différent de nos illusions occidentales. Nos poètes eussent plaisanté, au contraire, la fidélité de l'épouse; ils eussent magnifié le dévouement de la mère. La passion, en Occident, est toujours soupçonnée d'inconstance, taxée d'égoïsme. Tous les sceptiques la narguent. La vie d'Orient, plus sévère pour les compagnes qui n'ont de recours qu'en leur maître tout-puissant sur elles, sans doute les dispose à cette abnégation de leur être aimant l'homme pour lui-même, et non pour les plaisirs qu'il prodigue, pour les avantages qu'il dispense.

Par cela, par d'autres lumières analogues, se révèle dans ce livre, l'âme délicate, spéciale [XV] et curieuse d'un peuple très ancien, à l'intelligence féconde que tous les arts manifestèrent. Puissent les voix sincères qui s'expriment dans ce recueil émouvoir les cœurs, convaincre les esprits des élites puissantes, afin qu'elles se déclarent mieux encore les amies et les protectrices de cette race ingénieuse, opiniâtre pour produire, mais courbée sous l'injustice du destin.

-

-

Chateau de Chaiges
Juvisy
Blason
56 Belle-Isle

54000 Nancy
-