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Trébizonde - Trabzon - Տրապիզոն
Les massacres hamidiens

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  • J'ai eu l'occasion, étant, au début de ma carrière, consul de France à Trébizonde, d'assister au premier en date des grands massacres d'Arménie, le 8 octobre 1895.

    J'avais recueilli sur place des renseignements précis et détaillés concernant ce terrible drame. La retraite venue après de longues années, des amis, dont je prise le jugement, m'ont conseillé de publier les notes que j'avais conservées. Ils m'ont représenté l'intérêt qu'il y aurait à faire la lumière aussi complète que possible, sur un événement dont les conséquences, proches et lointaines, accrurent encore la gravité et qui ouvrit, pour la nation arménienne, l'ère des grandes douleurs.

    Le drame date de près de trente-cinq ans. Ceux qui y ont été mêlés directement sont morts. Quoique la vérité soit connue maintenant dans son ensemble, il serait utile de l'éclairer encore, de la préciser sur bien des points, de mettre en relief certaines figures. Me rendant à ces raisons, sans me préoccuper de savoir quand il pourra être publié, je me suis décidé à faire le récit que j'achève aujourd'hui.

    Alphonse Cillière, 1929.







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Trébizonde, 12 octobre 1895.

Le gouverneur général, Kadri Bey, rassura le Métropolitain arménien par tontes sortes de promesses, il jura que personne n'oserait faire du mal aux Arméniens, il ajouta même : « Pour vous attaquer, on devrait passer sur mon corps.... » Kadri, entouré d'un tas de bandits turcs, arriva à Meïdani Charki, et donna lui-mérne des instructions, désignant ceux qu'il fallait tuer, les riches en particulier...

Le spectacle est lamentable dans les quartiers. Des femmes, des jeunes mariées, des enfants, courent éperdus, ne sachant où aller. Quelques-uns se précipitent du haut de murailles élevées, d'autres tombent évanouis; de jeunes femmes serrant d'une main leurs enfants contre leur poitrine, de l'autre tenant une corde attachée aux fenétres, se laissent glisser au risque de s'écraser sur le sol. Les vieux restent chez eux, se cachant. dans les caves; la terreur est grande. Les soldats, les bandits commencent à entrer dans les maisons par centaines et demandent les hommes ; les soldats tirent vers les fenêtres ; les bashibozouks égorgent et déchirent les hommes qu'ils rencontrent, sous les yeux des femmes et des enfants.

Lorsqu'il n'y eut plus personne dans les rues, Kadri donna l'ordre de piller les boutiques et les maisons des Arméniens. Il criait: « Eh bien! mes enfants, commencez maintenant le grand pillage.» En un instant on commença à briser les portes des magasins arméniens et à enlever toutes les marchandises ; on cassa les coffres-forts et on prit tout ce qu'ils contenaient.... On avait donné aux soldats des instruments et des barres de fer pour casser les portes et les coffres-forts. Dans plusieurs magasins on a eu soin en vidant les coffres-forts, de détruire les livres de comptes.

Voici quelques détails typiques pris d'un tas d'horreurs.

= Une bande de turcs brise la porte et se rue dans la maison d'Ohannes Avakian. Celui-ci tenant son enfant de trois ans dans ses bras, accompagné de sa femme, et de ses deux fils courut au-devant d'eux ; ils tombèrent tous en pleurant aux pieds des bourreaux et les supplièrent de prendre toutes leurs richesses, mais d'épargner leur vie. Les monstres tuèrent d'abord l'enfant dans les bras de son père, puis l'égorgèrent lui-même, sous les yeux de sa femme.

= Après avoir déchargé leurs pistolets sur le boucher Adam et son fils Karékine, les assassins entrèrent dans leur boutique, tombèrent sur les blessés, se mirent à les dépecer; ils arrachèrent les bras, les jambes, la tète, mirent en pièce les deux cadavres, en suspendirent les morceaux à des crochets,
et les montrant aux passants ils criaient : « Que demandez-vous? des bras? des jambes? des pieds? des tètes? Achetez! c'est à bon marché. »

= Un arménien sortait de la boulangerie où il avait été chercher du pain pour sa femme malade et ses enfants. Il est surpris par la horde enragée. On lui lie ensemble les deux pieds ; on lui coupe une main, on lui frappe le visage avec le poignet sanglant. Puis on abat l'autre main. Les uns l'invitent à faire le signe de la croix, pendant que d'autres l'engagent à crier plus fort pour que son Dieu entende ses cris de détresse. Un forcené lui arrache les oreilles, les lui pousse dans la bouche, puis les lui jette à la face. « La bouche de l'effendi doit être punie, crie un autre, pour avoir méprisé ce morceau de choix. » Après quoi quelques-uns lui coupent la langue avec leurs dents. « Il ne blasphémera plus, » remarqua l'un plaisamment. Là-dessus avec la pointe d'un poignard on fait sauter de l'orbite un des yeux. Après lui avoir arraché l'autre oeil et coupé les pieds, ils lui infligent encore d'autres tortures avant de lui percer la gorge et d'envoyer selon leur expression, son âme « à la damnation. »

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Gumushhané (près de Trabzon), 7, décembre 1895.

Dans les quartiers arméniens, les meneurs du désordre ont ordonné à la horde de ne pas toucher aux enfants et aux femmes, mais de massacrer sans pitié tous les habitants arméniens du sexe mâle, au-dessus de 12 ans.

Nishan Israélian, membre du Conseil administratif, et dont le plus grand crime était sa fortune, voyant qu'une horde de 7 à 800 personnes avait entouré son habitation, s'est mis à se défendre avec les siens et a réussi à leur opposer quelque résistance pendant 3 heures. Les turcs désespérant de pénétrer dans la maison y ont mis le feu en faisant usage de pétrole. Israélian s'est précipité dehors et a été tué à coups de fusils
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• Publiés aussi dan les Massacres de l'Arménie, par le Mercure de France, 15, rue de l'Échaudée - St Germain, Paris. Le lecteur y trouvera un trésor de correspondances écrites sur la scène même des massacres. - 1895 : Lettres et rapports de témoins oculaires . pp,8-9 . Laussanne 1896.

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