Abou Lalla Mahari d'Avétik Issahakian
Traduction française par Jean Minassian
1
ère édition publiée à Paris en 1952, in-8, 34p. ill.
2ème édition :  Haïastan, Er
évan 1975 . Couronné par l’Académie Française


Bibliographie et num
érisation :
Collection Arm
énak Margarian (Gumri, Arménie)


CHANT V

 

Sous l’incandescent soleil de midi le narcisse, le serpolet répandaient une senteur violente,
Et la caravane, entourée de nuages de poussière, ruisselante de sueur, lasse, avançait d'un pas lent.

"Va, ma caravane, va, à travers simoun et tempête, enfonce-toi dans le désert".
Ainsi parlait, en son cœur farouche, le grand aède Abou-Mahari.

Que le vent brûlant souffle contre moi, qu'il efface mes pas sur le sable,
Afin que nul être humain ne puisse découvrir ma retraite, qu'aucun homme ne respire l'air que j'ai respiré.

Là je serai à l'abri des humains, et alors, qui pourrais-je craindre ?
Que, désormais, le lion le tigre foncent rugissants sur moi.

Je vois déjà le poil roux des lions dont la fauve prunelle vrille ma prunelle,
Je vois leurs crinières d'or où le vent violent soulève des étincelles.

Venez ! leur crie-je, je ne vous fuis pas. Venez dévorer mon cœur.
Jamais plus je ne retournerai vers les hommes, jamais plus je ne frapperai à leur porte.

Auprès d’eux, toujours on doit être en éveil, constamment debout, l'épée à la main,
Afin qu’amis et ennemis ne vous attaquent ni ne vous dépècent.

Que sont donc les hommes ? ... Des malins déguisés aux invisibles griffes.
Ils ruminent, et leur langue est un dard.

Oui, que sont les homme ? Ils convoitent votre morceau de pain, dévorent le fruit de votre sueur.
Heureux de votre chute, traîtres, renégats, rusés comme le renard, bourreaux, éternels bourreaux,

Lâches, vils, rampants, délateurs dans la pauvreté,
Cruels, hautains, insolents, vindicatifs dans la richesse.

J’ai beau compter les pas de ma caravane,
Je n'arrive pas au chiffre de crimes commis en un seul jour par l'homme.

Et je clame à l'Orient, au Nord, au Midi, à l'Occident
Dont les vents croisés entendent mon juste cri de révolte :

Emportez mes paroles de feu, par la terre, par l'eau ; l'univers doit savoir
Qu'il n'est d'être plus vil que l'homme.

J’aime, j'adore le loup, le chacal, mais ne puis aimer l’homme.
Qui m'a torturé autant que lui ? qui, plus que lui, s'est repu de mon sang ?

En ce monde les bons toujours sont sacrifiés; ils meurent pour le méchant
Qui les fait souffrir - et la triste ivraie de la vie va en augmentant.

O monde scélérat où la puissance de l'or confère au bandit honneur et noblesse,
Fait de l'idiot un génie, du poltron, un brave ; de la laideur, beauté ; de la prostitue, une vierge sans tache,

Monde des humains où, vis-à-vis du puissant, le faible est fautif,
Où l'homme ne fait rien que pour la matière,

La vile matière dont il est le perpétuel esclave. Voilà l'être que l'on divinise,
Que l'on dit fait à l'image de Dieu, être, en réalité, vomi par Satan.

Aussi longtemps que les inextinguibles étoiles planeront, silencieuses, au-dessus du désert,
Que le sable y roulera ses tourbillons mugissants ou sifflants,

Je ne voudrai pas saluer les humains, retourner parmi eux;
Que les hyènes me dévorent, que des vents corrosifs passent sur ma tête !

Fuis, ma caravane, ces répugnantes, abjectes orgies,
Fuis les amis, la patrie, fuis, ne t'arrête pas où il y a une ombre humaine.

Va, ma caravane, sous tes sabots écrase lois, décrets.
Ensevelis sous la poussière, et le bon et le méchant, et ce qui a nom pouvoir..."

Leur encolure tendue comme un arc, les chameaux couraient ;
Ils couraient, soulevant sous leurs pas des flots de poussière ;

Ils volaient vers l'inconnu, vers le mystérieux lointain.
L'aride poussière couvrait la plaine immense, 1es villes, les hameaux.

Cette fuite éperdue d'Abou-Mahari disait sa crainte
D'être rattrapé par les lois, la femme, les humains lancés à ses trousses.

Sans reprendre haleine, sans regard en arrière, la caravane
Passait devant les pyramides, les villes où grondaient la lutte pour le pain, l'orage des passions.

Elle passait, rapide, près des villages depuis des siècles pétrifiés dans la démence,
Elle courait sans arrêt vers le désert, consumée par le fiévreux désir d'apercevoir l'étincelante étoile d'or.

Farouche, la caravane, des jours et des nuits, fuyait sur la route sans terme,
Et, frémissant, tête basse, Abou-Mahari songeait.

Il pleurait sans que des larmes jaillissent de ses yeux; infinie était sa douleur,
Tel le chemin onduleux qui se prolongeait à perte de vue.

Sans un regard en arrière, sans un regret pour ce qu'il avait quittés,
Il ne répondait pas aux saluts, pas plus qu'il n'avait de salut pour les caravanes croisées…


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