Réflexions ADIC suite au report de l'examen de la Proposition de loi du 18 mai 2006 :
risques idéologiques du profit à tout prix ou du deux.poids.deux.mesures ?

Analyse au communiqué de l'Association «Liberté pour l'histoire» :
le négationnisme est pour les descendants de rescapés de génocide et les descendants d'esclaves
une entreprise insoutenable contre leur dignité humaine : c'est une négation comme atteinte à l'ordre public.
Il est intéressant de reproduire entièrement le dernier communiqué du 21 mai 2006 émanant du Bureau de l'Association «Liberté pour l'histoire», association formée suite à l'appel du 12 décembre 2005 par 19 historiens demandant l'abrogation des lois dites "mémorielles", en particulier celle du 29 janvier 2001 concernant le génocide arménien de 1915. [*1]

"Nous prenons acte de l'ajournement du débat sur l'article de la loi de mai 2006 proposant des sanctions dans le cadre de la négation du génocide arménien. La menace n'est cependant pas écartée. Nous persistons à considérer cette initiative comme injustifiée et pernicieuse.

Après toutes les mises en garde venues du président de la République, des présidents des deux assemblées et des groupes parlementaires, pareille initiative prend valeur de provocation, contre laquelle nous nous élevons avec détermination.

Avec l'aide de tous les historiens, chercheurs et enseignants, conscients du danger de pareille dérive, nous sommes résolus à poursuivre notre action collective pour la Liberté pour l'histoire."


Les références politiques, l'approche politicienne et le ton agressif déplacé de ce dernier communiqué du Bureau de l'Association tranchent avec l'esprit de rigueur et de liberté inhérentes à la recherche historiographique auxquelles plus de 600 signataires de l'appel du 13 décembre 2005 adhérent. Il s'agit de concepts auxquels chaque historien doit essayer naturellement d'atteindre dans son travail professionel d'investigation. L'Association «Liberté pour l'histoire» se pose en défenseur de ces valeurs morales et intellectuelles qu'elle met en vitrine. Cependant elle occulte le fait qu'il existe aussi des historiens-idéologues -dont certains peuvent être des francocentristes mêlant honorabilité post-coloniale et nostalgie de l'école de "nos ancêtres les gaulois". N'existe-t-il pas des historiens-idéologues qui développent des syndromes versaillais ou napoléoniens en essayant d'héxagonaliser la réflexion historique ? Ou encore à l'occasion, d'orienter des connaissances historiographiques vers des sympathies révisionnistes de l'Histoire ?

A propos du génocide arménien de 1915, l'Association «Liberté pour l'histoire» devrait sincèrement balayer devant la porte de sa corporation sachant qu'on y cultive omissions intentionnées, lacunes banalisées ou discriminations sous-jacentes. Doit-on dire aussi que le Bureau de cette association ne fait même pas état des historiens-mercenaires adeptes du non-dit, de la Mémoire trouée ou sélective, qui sont sous influence de l'Etat turc négationniste : un Etat qui consacre un budget important à faire réécrire l'histoire ?

Car l'entreprise est de taille sachant que des forces économico-financières veulent faire intégrer la Turquie à l'Union européenne.[*2]

Pour justifier son opposition à la proposition de loi pénalisant le négationnisme du génocide arménien, le communiqué du Bureau de l'Association "Liberté pour l'Histoire" argumente par des considérations politico-politiciennes. Je voudrais rappeler que seul le groupe parlementaire de l'UMP n'était pas favorable, tout en laissant le libre vote à ses adhérents. Il se dessinait déjà une majorité de députés de l'Assemblée nationale qui auraient voté cette proposition de loi. Ensuite pourquoi vouloir qualifier de "provocation" et de "dérive", l'initiative légale et légitime pour un parti politique d'utiliser sa niche parlementaire ? Dans le droit constitutionnel français, le mandat est représentatif et non pas impératif : les députés sont indépendants et votent en leur âme et conscience, et il ne saurait y avoir l'ingérence de l'exécutif présidentiel dans le législatif.

Il faut savoir comment opère la logique négationniste. On discute des évidences (plus d'un million de victimes dans tout l'Empire ottoman tuées d'après un programme précis) en réfutant toutes les preuves de ces évidences comme non sûres. On sème le doute et le doute profite au bourreau ; on amène des preuves sans fondement en nombre très faible par rapport au grand nombre de preuves du génocide arménien. Et on assure : ce n'est pas prouvé, il y a matière à discussion. Tout en disant qu'il n'y a pas eu de génocide, les négationnistes font croire qu'ils sont prêts à en discuter.

Ces stratagèmes sémantiques se déroulent :
- 1) comme si les témoignages des diplomates et civils européens et américains sur le génocide arménien n'existaient pas : occultation, évacuation, escamotage, annulation et annihilation de ces témoignages : - >> faire croire au monde qu'il n'y aurait que la mémoire arménienne pour croire au génocide ;
- 2) comme si les historiens, sociologues turcs qui ont reconnu le génocide ( = contradicteurs turcs honnêtes sur le rôle des Jeunes-Turcs dans le Génocide arménien de 1915) n'existaient pas : - >> laisser entendre que tous les Turcs nient le génocide ;
- 3) occultation, évacuation, escamotage, annulation et annihilation des procès militaires qui se sont tenus à Constantinople en mai-juin-juillet 1919 où les fonctionnaires sont venus témoigner des ordres d'extermination visant les Arméniens qu'ils avaient reçus de leurs supérieurs.

Il y a construction d'une non-existence de génocide par omissions intentionnées des faits et on peut le voir dans l'entretien donné par l'Académicien René Rémond à une chaîne cablée [*3]. L'Académicien affirme tout naturellement
- que "le génocide arménien est un problème qui ne nous concerne pas",
- que "la qualification et l'appellation de génocide n'est pas avéré",
- "qu'on n'en a pas la preuve de la volonté explicite d'extermination systématique",
- qu'on a massacré "des centaines de milliers d'Arméniens" [alors que un million et demi de personnes ont péri durant ces années et, en plus, dans cet entretien télévisé, il y omission des déportations]
- et enfin que "pour le Génocide arménien, la France n'y est pour rien".

L'historien René Rémond qui est Président de l'ALPH, n'est pas censé connaître les différentes étapes génocidaires et post-génocidaires de 1915 à 1923. Certes la France n'y est pour rien dans ce génocide, comme nous le dit à juste titre l'Académicien, mais il faudrait rappeler que :
- la France a qualifié publiquement par sa déclaration du 24 mai 1915 que les nouveaux crimes de la Turquie sont des crimes contre l'humanité et la civilisation et qu'elle s'engagerait
à punir les criminels une fois les hostilités terminées [*4] ;
- et, enfin, que la France a appellé en 1918 les survivants arméniens des massacres et des déportations de 1915 à retourner en Cilicie. Hélas en 1921, la France abandonnera les rescapés arméniens sur place aux bandes armées turques, préférant ses intérêts politico-économiques avec la nouvelle république kémaliste.
[*5]

Il est probable que René Rémond ne soit pas au courant de ces faits historiques en détail, reconnaissant lui-même qu'il n'en est pas spécialiste du tout. Mais c'est une faute professionnelle de sa part de ne pas être au courant que l'Association internationale des chercheurs sur les génocides a envoyé une lettre au Président Erdogan de la Turquie. Cette lettre spécifiait que les évènements de 1915 étaient déjà un génocide par les preuves existantes [*6]. Faute professionnelle d'historien ou négationnisme eurocentriste de René Rémond, sachant que l'Académicien est aussi le Directeur de l'Institut des Etudes Politiques de Paris ? [*7].

Les négationnistes essaient de faire de 1915 une affaire extra-européenne, un différend politico-régional arméno-turc et non pas un évènement mondial où les peuples se sentent naturellement concernés quand il y a crime contre l'Humanité. C'est le cas quand des gouverneurs (turcs ou non) donnent l'ordre de jeter des nourrissons dans les rivières ou de donner des soupes empoisonnées à des enfants arrachés à leurs parents : cela ne concerne plus seulement les arméniens mais l'Humanité toute entière. C'est ainsi qu'un génocide bloque le Temps : le Temps s'arrête symboliquement jusqu'à la reconnaissance du crime par l'Etat héritier de l'Etat bourreau. Il y a eu impunité du Génocide de 1915, non reconnaissance, aucune réparation et les survivants, programmés à être exterminés, ont été culpabilisés.

Avec un génocide, la chaîne de transmission humaine est brisée, la Mort, ce chaînon naturel qui relie une génération à l'autre, est remplacée par le meurtre prémédité. Les victimes déshumanisées mourant dans l'anonymat, sans sacrement religieux, sans laisser de traces, deviennent des fantomes : ces fantomes errent dans l'Inconscient collectif jusqu'à la reconnaissance officielle qui tiendra lieu d'enterrement symbolique. Avec le déni, les effets ravageurs perdurent : manifester un négationnisme, c'est vouloir tuer une deuxième fois. [*8]

Dans le cas de la Traite négrière et de l'esclavage, certains historiens essaient d'escamoter l'aspect organisé et programmé du crime contre l'Humanité et d'en minimiser sans ménagement son importance. En plus, comme René Rémond en fait état, il y a volonté de valorisation du colonialisme qui aurait eu pour bienfait, le fait d'arrêter la Traite négrière ! La philosophe Hélène Piralian dans son exposé à l'Unesco a bien mis en évidence comment le colonialisme est la continuation symbolique et logique de l'esclavage : lors de la suppression de l'esclavage, on a dédommagé les propriétaires de la libération de leurs esclaves ! [*9] Ainsi avec l'esclavage, le chaînon naturel de la Mort dans la chaîne de transmission hunaine fut remplacé par l'idéologie esclavagiste banalisant et occultant le crime : une idéologie déshumanisante, chosifiante en "marchandisation" et codifiée par le Code Noir supervisé par Colbert. Dans ce cas, faire du négationnisme, c'est chercher encore à vouloir déshumaniser dans le présent -en instrumentalisant le racisme.

Le négationnisme médiatique bon ton -comme si de rien n'était- qui prend là un visage académique d'historien de "premier plan", est pour les descendants de rescapés de génocide et les descendants d'esclaves une entreprise insoutenable contre leur dignité humaine. C'est une atteinte inacceptable à la personne en tant que membre de la communauté humaine. Les descendants de rescapés de génocide et les descendants d'esclaves sont des citoyens à part entière et dénoncent ces dénis souvent concertés. Juridiquement, de tels dénis banalisés sont réellement une "négation comme atteinte à l'ordre public et, plus fondamentalement encore, au droit au respect de la dignité humaine dans sa portée collective ; c'est-à-dire un droit qui exprime la solidarité entre les humains et fonde le principe même de leur égalité. Un droit dont la reconnaissance mérite protection." [*10] .

Nil-Vahakn Agopoff, chercheur d'applications

- [*0] : Site historiographique de référence : Imprescriptible
http://www.imprescriptible.fr/
- [*1] : Pétition « Liberté pour l’histoire », lancée le 12 décembre 2005 par 19 historiens

http://www.histoiredesmedias.com/petitionlibertehistoire.htm#petition
- [*2] : document que le ministère du commerce extérieur français a fait circuler pour peser sur le vote du 18 mai à l'Assemblée nationale
http://www.collectifvan.org/article.php?r=4&id=1875
- [*3] : Entretien donné le 24/04/2006 par l'Académicien René Rémond à la chaine cablée BFM TV http://www.bfmtv.fr/ :
http://bfmtv.1001podcast.com/podcast/BFMTV/mazerolle.html#
- [*4] :
Archives du Ministère des Affaires Etrangères, Guerre 1914-1918, Turquie, tome 887, f. 127 - Document N#41 Arthur Beylerian 1983, p29. - L'Echo de Paris, 25 mai 1915, N# 11240 ; L'Intransigeant, 25 mai 1915, N#12733 ; L'Humanité, 25 mai 1915, N# 4055 ; Le Temps, 26 mai 1915, N# 19681 Arthur Beylerian 1983, pXLIII :
http://www.acam-france.org/bibliographie/auteur.php?cle=beylerian-arthur
- [*5] : "Les relations franco-turques et la Cilicie en 1919-1921" du Pr Rouben Sahaguian, Erévan 1970 :
http://www.globalarmenianheritage-adic.fr/fr/6histoire/a_d/20_cilicie_france.htm
- [*6] : Association internationale des chercheurs sur les génocides :
http://www.genocidewatch.org/TurkishPMIAGSOpenLetterreArmenia6-13-05.htm
- [*7] : International Herald Tribune, Paris September 23 2005 
:
http://www.globalarmenianheritage-adic.fr/fr/4diaspora/3mondial/monde_usa_23sept2005.htm

- [*8] : Hélène Piralian : "Génocide et Transmission. Sauver la Mort. Sortir du meurtre."
L'Harmattan, Paris 1995
http://www.globalarmenianheritage-adic.fr/fr/ainconscient/aircrige/00_piralian.htm
- [*
9] Hélène Piralian, "Rupture de transmission et violence". Colloque "Psychanalyse et décolonisation" UNESCO 1998 7-8 février. Paru dans les actes aux éditions Denoel
- [*10] : Sevane Garibian, "Du négationnisme considéré comme une atteinte à l'ordre public" [Le Monde 12/05/2006] :
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0,36-771099,0.html

Texte publié également dans les sites
Collectif.DOM des Antillais, Guyanais, Réunionnais et Mahorais
- site du CCAF - site du CollectfVAN - Nouvelles.d'Arménie.Magazine

à compléter