ELLE PORTAIT UN RUBAN ROUGE

De Van, il ne me reste rien.

Il serait plus exact de dire "presque rien", ou "peu de choses", car malgré tout, ce n'est pas cette grosse boîte de cuir emplie de photos jaunies qui peut rendre compte de ce que fut la vie de toute ma famille.

Pourtant, alors que je tiens la boîte fermée sur mes genoux, j'ai l'impression qu'elle est devenue immatérielle, comme impondérable. Et de toutes façons, je n'ai de Van que des récits de récits, chaîne fragile qui se transmet de génération en génération, et qui perd un peu plus de sa réalité à chaque passeur du relais.

La boîte est de cuir noirci, les arêtes sont râpées, les dorures du dessus sont effacées depuis longtemps, il y manque une ferrure au dos, et il faut l'ouvrir avec précaution. Elle est aussi fragile que les souvenirs qu'elle renferme, aussi altérable que la mémoire. Je caresse doucement le cuir usé. Dedans, en vrac, les visages oubliés et émouvants de ceux dont je porte le sang. A part quelques visages que mon père m'a montrés, je ne cherche même plus à deviner qui est qui. J'ai essayé il y a longtemps, mais je sais à présent que cela n'a pas de sens. Ils me sont proches, pourtant, à la fois par les liens de famille, et par ceux, plus pesants, de l'histoire transmise, de la culture commune, des récits souvent répétés qui racontent tous la démesure de l'indicible.

Des groupes, souvent endimanchés, des familles raides et dignes devant un décor peint de montagnes ou de campagne, des hommes au col dur, quelques bébés aux yeux écarquillés sur les genoux d'une mère, un jeune garçon, l'air grave avec un col marin et des bottines lacées haut, des jeunes filles en robes de printemps, qui se sont tressé des couronnes de fleurs dans les cheveux. Des images de l'insouciance d'un monde évanoui.

Au delà du temps écoulé, je suis leur enfant à tous, l'enfant de leur mémoire.

Le vaporetto de San Lazarro degli Armeni vient de me déposer près de chez moi, au débarcadère de San Toma, les bruits de la ville reprennent leurs droits après cette escale hors du temps. A chaque fois, j'ai du mal à me remettre de cette échappée. Et peut-être parce que mes visites sont trop brèves, la sérénité du lieu n'a pas le temps d'opérer sa magie sur moi. Pour mon père, au contraire, la vie dans ce couvent si proche de Venise est comme un écran protecteur. Il paraît serein, apaisé. Nous ne parlons jamais de ma mère, comme si la mémoire récente était plus lourde à porter que celle de ce temps lointain de douleur et de larmes.

Je m'appelle Agop Boyadjian. Je suis un survivant. Ou plutôt, ma famille est composée de survivants. Je porte le poids de leur histoire. Ils m'en ont nourri dès l'enfance, à tel point que j'hésite souvent entre une sorte de fascination morbide à écouter leurs récits, et la mauvaise conscience d'être là, alors que tant d'autres ont disparu. Culpabilité du survivant… Mais pourquoi m'en voudrais-je ? La question, en fait, n'est pas là, il me faut juste trouver une place pour ce passé trop lourd à porter. Il suffirait juste…

L'histoire de ma famille est une histoire de voyageurs. Ou plutôt d'errants, de proscrits, de gens qui n'avaient pas le temps de défaire leurs valises qu'il fallait déjà repartir, fuyant en permanence, vivant dans l'angoisse, poursuivis par leurs souvenirs d'horreur, malade de cette mémoire écrasante. C'était l'époque des apatrides, des porteurs de passeports Nansen pour les plus chanceux, l'époque des sans-papiers et du néant pour les autres. J'ai du mal à comprendre, même si j'ai entendu l'histoire des centaines de fois. Je suis né dans cette ville, et ne l'ai jamais quittée depuis. Alors je me demande ce que ça fait d'être sans pays, sans passeport, sans toit familial qui a vu passer des générations, mais avec ces souvenirs qui reviennent chaque jour, comme pour vous reprocher d'être encore en vie ?

Je suis l'enfant de la survivance, Vénitien de naissance par hasard, Arménien de cœur, détenteur de cette mémoire. Je ressens profondément cette sensation étrange de porter malgré moi le poids de ce passé. Je n'ai jamais vu l'Arménie, et pourtant, elle est en moi. Je suis l'enfant de ces gens de la vieille boîte de cuir.

C'est mon grand-père, en fait, qui m'en a parlé le premier. J'avais dans les huit ou neuf ans, nous étions seuls tous les deux un après-midi à la maison, il m'a demandé de venir m'asseoir près de lui, il a commencé à parler d'une voix calme. Et rien ne m'y avait préparé, mes parents ne m'avaient jamais rien dit. Avaient-ils voulu me protéger, ou avaient-ils eux-mêmes trop de mal à surmonter le passé ?

Je me souviens de cet après-midi-là, c'était le début du printemps, j'étais en vacances, et mon grand-père m'a regardé sans mot dire d'abord, puis se libérant doucement, en phrases lentes, comme à regret, comme si c'était dur, même pour lui, que je voyais comme un roc. Non, rien ne m'y avait préparé. Et rien ne serait plus jamais comme avant.

"Tu sais, notre famille était de Van. Nous y avons toujours vécu, et nous n'avons de souvenirs que de ce lieu. A côté de chez nous vivaient les Vakhamian. Et de l'autre côté, c'était les Altounian. Enfant, je jouais avec leurs enfants, et mon père a fait pareil, et mon grand-père aussi, bien sûr. Et voilà qu'un jour, ton père avait 5 ans à l'époque, la rue et le bazar, et la ville toute entière se sont mis à reproduire le même cri : les Turcs tuaient les Arméniens ! A Constantinople, en Cilicie, dans le Sassoun, dans la plaine de Mouch, partout. Je n'ai pas envie de te raconter en détail, tu sauras ça plus tard, mais ils les tuaient tous. Uniquement parce qu'ils étaient Arméniens. Les récits sont arrivés, de plus en plus nombreux. Au début, nous n'arrivions pas à y croire. Mais les récits continuaient. Et nous avons eu peur, bien sûr. Comment ne pas trembler de peur quand on entend des choses comme celles-là ? A l'époque, c'était la guerre, tu sais, la guerre entre les Turcs et les Russes. Et les Russes étaient entrés en Turquie, le front passait au nord de Van, pas très loin. Alors, nous nous sommes décidés à partir, à quitter cet endroit où avait toujours vécu notre famille. Nous avions du tout laisser. C'est dur de faire comprendre ça à un enfant, mais tu sais, laisser sa vie entière derrière soi, c'est peut-être la chose la plus difficile à faire dans une vie. Alors, avec ta grand-mère, nous avons décidé de prendre la seule chose qui nous rattachait à cette terre d'Arménie, cette boîte de cuir qui contenait la mémoire de notre famille. Nous avons serré sur notre cœur ceux qui restaient et puis, sous la conduite d'un homme de chez nous qui s'appelait Rouben Papazian, nous avons passé les lignes turques. Nous avons traversé les montagnes à pied. Je portais ton père sur mon dos et j'avais une vieille valise à la main. C'était la fin de l'automne, nous avons marché dans la neige et nous sommes arrivés chez les Russes. Beaucoup de familles ont fait comme nous. Les Russes nous ont accueillis, ils nous ont hébergés comme ils ont pu. Ils étaient très pauvres et c'était la guerre. Au printemps suivant, nous sommes partis vers l'ouest dans des charrettes, l'essence était pour l'armée. Après deux semaines, nous sommes arrivés au bord de la mer, dans un port qui s'appelle Batoumi. Un bateau était en partance pour Odessa. Nous l'avons pris. Et notre nouvelle vie a commencé là bas, dans cette ville d'Odessa, inconnue pour nous, et qui allait être la première étape de notre long voyage. Mais ça, ce n'est que maintenant que je peux te le dire. Et puis, tout au long de notre histoire, loin de notre Arménie, nous avons voulu continuer à vivre. Peut-être que la vieille boîte en cuir nous a aidés. C'est un peu bizarre de dire ça, mais nous avions besoin d'espoir. Et parfois, l'espoir est en toi, ou dans des choses dont tu n'imagines pas la valeur.

Cette boîte est très importante, tu sais, c'est notre vie qui est cachée dedans. Parce qu'elle contient notre passé, et sans passé, on ne peut pas devenir grand. Plus tard, je la donnerai à ton père, et après, c'est lui qui te la donnera. C'est notre histoire qui est dedans. Quand je serai mort, les souvenirs d'Arménie partiront avec moi. Mais ce n'est pas grave, puisque je sais que la boîte continuera d'être avec vous. Alors, l'histoire continuera d'exister. Tu es encore un enfant, mais je sais que tu me comprends".

Je suis un enfant, je comprends chaque mot que me dit mon grand-père, en ce bel après-midi de printemps, à Venise. J'ai envie de pleurer, mais je me retiens. Je sais que ce qu'il me dit est la chose la plus importante de toute ma vie. En fait, il m'explique qui je suis. Il me dit que c'est moi qui aurai un jour cette boîte si importante. Je suis un enfant et les mots simples de mon grand-père me font soudain devenir grand.

Quand j'essaie de me représenter cette errance, je me perds dans les dates et dans les lieux. Si cette histoire est aussi lourde à porter pour ceux qui l'ont vécue, elle l'est plus encore pour moi. J'ai lu beaucoup de textes sur le complexe de culpabilité des survivants. Je me demande souvent comment il se fait que je le ressente parfois aussi fortement, alors que je suis né Italien, si loin de Van, si longtemps après le génocide ?

Une lune rousse monte au-dessus de la Giudecca. Dans la nuit qui s'installe, j'entends les voix de quelques couples qui passent sur le quai du Rio Nuovo. Venise est une ville qui se couche tôt. Depuis une dizaine d'années, j'habite à Santa Croce, dans la courette tranquille du Corte Carrera. J'aime cet endroit, semblable à un village, où nul touriste ne s'aventure jamais. J'ai installé mon bureau au rez-de-chaussée et je vis au-dessus. La maison est étroite, comme beaucoup dans ce quartier, mais je m'y sens bien. Sur le toit, une minuscule terrasse où je vais parfois le soir. On prétend qu'autrefois, les Vénitiennes se servaient de ces endroits cachés pour prendre le soleil à l'abri des regards.

Je pose la boîte de cuir pour aller sur le balcon, humer l'air marin qui s'empare lentement de la ville. Par-dessus les toits, le haut du clocher des Frari, comme un phare qui marque l'Est, doigt pointé vers la si lointaine Arménie.

Alors que la vie de mon père ne fut qu'une suite d'errances, la mienne s'inscrit droite et lisse. Je suis un sédentaire, né à Venise, et ne l'ayant jamais quittée. De toute ma vie, je n'ai vécu que dans trois endroits, à la Giudecca, d'abord, puis au palais Zenobio, ici enfin. Je me sens comme un paysan, les pieds enfoncés dans sa terre. Et cependant, l'histoire racontée, il y a si longtemps par mon grand-père me revient souvent, comme un souvenir un peu fané.

Des années plus tard, c'est mon père qui a repris l'histoire, déroulant à son tour les fils du récit, en phrases souples qui se voulaient légères, comme si cette errance n'était qu'anecdotique, suite de petits riens superficiels et dont on s'accommode en se disant que demain sera peut-être mieux.

"Va chercher la boîte de cuir noir, avec les photos de la famille, tu sais, celle qui a ses ferrures usées. Voilà, regarde : là, c'est ton grand-père devant sa maison, à Van. Et ici, ta grand-mère, juste après leur mariage. Elle s'appelait Sevane. Et la voilà, quelques années plus tard, à Odessa. Regarde, elle nouait toujours ses cheveux de la même façon, avec ce chignon un peu lâche, qui lui faisait comme des bandeaux, et ce ruban, tu vois, elle en portait toujours un, et toujours de couleur rouge. Je ne l'ai jamais vue sans ce mince ruban rouge qui nouait ses cheveux. Quand je repense à elle, c'est d'abord lui que je vois, avec ses yeux rieurs.

Odessa, c'est mon enfance. Nous vivions près du port. J'allais à l'école pour la première fois de ma vie. Quand j'étais petit, nous parlions arménien à la maison, et moi, je parlais le turc dans la rue. Et puis, j'ai appris le russe à l'école. Je suis allé à l'université. Mon père était professeur dans une école pour émigrés Arméniens. Alors, c'est peut-être pour lui ressembler que, moi aussi, je suis devenu enseignant plus tard. Et puis, en 1930, la situation a vraiment commencé à devenir difficile pour nous, et mon père a décidé de partir. Alors, nous avons rejoint la Roumanie, où vivaient beaucoup d'Arméniens, à l'époque.

Nous avons débarqué à Constanza. En fait, quand j'y repense, nous ne faisions rien d'autre que fuir, en faisant le tour de la Mer Noire. En Roumanie, il n'y avait pas de persécutions, mais pas de travail non plus. La vie était dure. Les Roumains manquaient de tout, et nous ne pouvions compter sur personne. Dureté des pauvres envers plus pauvre qu'eux. Ta grand-mère est tombée malade, et puis elle a du, je pense, décider que c'était devenu trop dur de se battre. Elle est là-bas, sur cette terre de Roumanie, au bord de la Mer Noire.

Alors, nous avons décidé de repartir, vers l'Ouest, cette fois. Nous sommes arrivés à Split. J'avais 22 ans, j'ai commencé à travailler comme professeur, dans une école privée. C'est par des amis communs que j'ai rencontré ta mère. Quelques années plus tard, nous avons senti la guerre arriver, et nous avons choisi de partir, une fois de plus. Ta mère était enceinte, déjà, quand nous sommes arrivés à Venise. Voilà, c'est la fin du voyage, nous sommes restés ici. Et maintenant, San Lazzaro me rappelle ces années lointaine, à Van".

Mes voyages à San Lazzaro sont comme un apaisement, dans ce lieu qui semble si près de Venise et à la fois hors du temps, si loin de ses milliers de touristes braillards et vulgaires. Le trajet en vaporetto est comme un passage dans un autre monde, me permettant lorsque je l'accomplis, de changer d'espace temps. Je trouve mon père le plus souvent penché sur un livre, dans la vieille bibliothèque. Je ne le dérange pas, préférant m'asseoir sur un banc, attendant qu'il relève la tête et remarque ma présence. Il m'observe en silence, sourit légèrement en plissant ses yeux fatigués par la lecture. Il se lève enfin, et s'approche de moi lentement, me faisant sentir chez lui le poids des années. J'aime le moment où il me serre contre lui, je sens que le temps ne nous détruira pas.

Nous sommes là tous les deux, le sentiment de survivance nous effleure peut-être un instant.

Il y a quelques années, il s'était laissé pousser la barbe, mais l'a rasée à présent. Je contemple ses sourcils broussailleux, son nez en bec d'aigle. Je lui trouve un air de noble antique, avec son regard perçant et son front dégagé sous cette large couronne de cheveux blancs. Je le serre contre moi en silence. Cet homme est mon père et a vécu plus de choses qu'il ne m'est possible d'imaginer.

Aux beaux jours, nous allons souvent nous asseoir sur un banc du parc. Nos échanges sont lents, mesurés. La parole prend son temps, nos silences sont riches. L'allégro n'est pas notre mesure. A chacune de ses questions, il me regarde, la tête légèrement penchée. Je sais qu'il me soupèse, qu'il s'assure que je prends bien le temps de la réflexion pour lui répondre, même si la question est des plus anodines.

C'est lui qui m'a appris cette lenteur, cette relation durable et profonde avec l'autre. Je me souviens qu'étant enfant, comme nous parlions tous les deux, je pensais souvent qu'il avait fini et me lançais dans mon explication ou ma réponse. Il levait très légèrement la tête, comme pour me regarder de haut et me disait alors très doucement, mais d'un ton sans réplique : "Je vais au bout de ma pensée". J'étais mort de honte de l'avoir interrompu dans "sa pensée", mais il m'a appris à écouter. De cette époque, je garde le rejet de ceux qui ne savent pas écouter, qui coupent la parole, qui sont sourds à tout ce qui n'est pas eux-mêmes. Mon père m'a appris la tolérance. Et ses limites, aussi.

Je me souviens de mon passé d'enfant à Venise. Nous habitions sur la Giudecca, dans la Calle del Forno. Quand j'ai commencé à aller à l'école, mon père m'emmenait chaque matin en vaporetto et j'adorais ces minuscules voyages avec lui, l'attente du bateau, l'employé avec qui mon père échangeait quelques mots après qu'il eut refermé la barre, la courte traversée. Plus tard, je me suis demandé d'où venait ce four, qui avait donné ce nom à notre rue. Je me souviens ce cette enfance comme d'une suite de moments insouciants. Je jouais avec mes copains dans la rue, j'allais à l'école pendant la semaine, et le dimanche, mon père m'emmenait en balade, tantôt au Lido, tantôt dans une de ces petites îles de la lagune. Il causait avec des pêcheurs, riait très fort avec eux de leurs plaisanteries, partageait un peu de coppa ou de fromage qu'il avait apporté dans sa musette, ils lui tendaient un verre de vin blanc. Je m'étonnais à chaque fois de le voir si sérieux la semaine, et se transformer sans aucune peine le dimanche en homme du peuple. Il n'y avait chez lui nulle affection, ce changement paraissant naturel, tout comme cette pointe d'accent vénitien qui lui venait au contact de ces hommes simples.

De ma mère, par contre, je ne garde que peu de souvenirs, si ce n'est une sorte de mélancolie, comme une absence parfois. Non, en réalité, son souvenir est très présent en moi, mais la douleur qui y est liée fait qu'il m'est plus commode de l'évacuer.

A son tour, un jour, elle m'a raconté son histoire.

"Ma famille habite à Adana, en Cilicie. Je n'ai pas de souvenirs, aucun. En fait, on m'a tout raconté, après : je suis la plus petite de 5 enfants. J'ai 6 mois, ma mère est malade depuis plusieurs jours. Elle ne peut pas s'occuper de moi. Alors mon père me confie à une voisine. C'est une Turque, mais ma famille connaît la sienne depuis toujours. Une nuit, des hommes entrent de force dans notre maison, ils massacrent toute la famille, jusqu'aux petits enfants, ils pillent, puis mettent le feu. La voisine a du cœur, elle me cache chez elle et m'élève. Quand j'ai 5 ans, elle me confie à des gens qui prennent un bateau pour Chypre. C'est là que commencent vraiment mes souvenirs. Les années passent. Mes parents adoptifs meurent de maladie la même année. En 36, un bateau me dépose un matin sur le quai du port de Split. Je viens d'avoir 21 ans, et je suis seule. Je trouve un travail de couturière, la vie n'est pas facile, je repense souvent à mon enfance. Par des réseaux d'Arméniens émigrés, je rencontre ton père. Nous nous marions et, en 38, nous décidons de partir. Je suis enceinte de toi. Nous débarquons ici, à Venise. Voilà, c'est tout".

Je repense au récit de mon grand-père, clair comme une lame. Celui de ma mère est une déchirure. Je lui en veux de cette sécheresse, et j'ai pitié d'elle, en même temps. Je pense qu'elle parle plus pour se libérer que pour m'apprendre ou me transmettre. Elle ne joue pas son rôle de mère. Et j'ai mal pour elle, qui se débat dans ce passé qui n'est même pas le sien. Le fait qu'elle parle au présent me déroute. Ma mère n'a jamais pu construire son passé. Et elle n'a pas vécu son présent.

Il faut que la mémoire cicatrise. Celle de ma mère est hémophile.

De l'Arménie, elle n'a rien emporté. Ni objets de famille, ni souvenirs, ni photos. Pas même la langue. Sa langue maternelle est le turc, qu'elle parlait, enfant, dans la famille qui l'a recueillie. Puis elle a appris le grec à Chypre. Elle parle très mal arménien, ce qui irrite mon grand-père. Elle en ressent un isolement plus grand encore. L'absence de souvenirs est une souffrance pour elle, bien qu'elle ne s'en soit jamais plainte. Mais je l'ai souvent entendue dire à mon père : "tu te souviens de Van, n'est-ce pas ? Mes souvenirs à moi sont dans les cendres de ma maison…".

Je sens mon père troublé par cette détresse, qu'elle exprime. Il est démuni face à cette souffrance. Lui, il a toute sa vie regardé devant lui, malgré le poids de son passé. En arrivant à Venise, il avait trouvé un poste de professeur au collège arménien, dans le quartier de Dorsoduro. Il me racontait les activités qu'il avait organisées pour les élèves : une troupe de théâtre, un orchestre, des échanges d'été avec des collèges de Bologne, Florence et Milan, un journal, et même une équipe de rameurs ! Il avait trouvé dans un coin de Torcello une vieille Caorlina en mauvais état, l'avait réparée avec un groupe d'élèves plus enthousiastes encore que lui, et les avait entraînés à la nage à la vénitienne, debout, en poussant les longues rames avec des cris rythmés pour s'aider dans l'effort. Et les jours de régates, on pouvait voir un Monsieur à l'air digne, qui hurlait depuis le quai, en agitant bien haut son chapeau, pour faire gagner son équipe !

Quand j'ai eu 12 ans, notre vie a changé. Mon père a été nommé directeur du collège, et nous avons déménagé dans un appartement de fonction du Palais Zenobio, au deuxième étage de l'aile qui donnait sur le parc. Ce changement, qui faisait de nous des privilégiés, a rendu ma mère plus triste encore. Et mon père semblait de plus en plus perdu et désemparé. Elle se mettait souvent à pleurer sans raison, à tout moment de la journée. En fait, c'est faux, bien sûr, on ne pleure jamais sans raison, simplement la cause des pleurs demeure cachée aux autres. Ma mère pleurait donc avec ses raisons, qu'elle nous cachait.

Et sa raison s'effilochait. Nous ne le voyions pas. Ou peut-être, ça nous arrangeait de faire semblant de ne pas voir, ou de ne pas admettre qu'elle perdait pied, un peu plus chaque jour.

Personne n'aime voir sombrer ceux qu'il aime.

Nous n'avons pas perçu, au début, la douleur qui la minait. Les choses se sont passées d'une manière insidieuse, presque naturelle. Bien sûr, elle portait en elle cette permanente mélancolie, mais mon père comme moi nous y étions habitués, comme si nous avions tous deux admis que cela faisait partie de sa personnalité. Après tout, il y a bien des gens joyeux, et d'autres qui le sont moins. Et si ma mère ne riait jamais, je m'en étais fait une raison. Elle se mettait souvent au piano, et les après-midi d'été, alors qu'elle jouait à la fenêtre ouverte, les élèves du collège venaient s'asseoir sur l'herbe du parc pour l'écouter. J'en ressentais comme une sorte de fierté : c'était la première occasion qu'elle nous donnait d'offrir quelque chose, de s'ouvrir, ne serait-ce qu'un peu.

C'est mon père qui s'est aperçu qu'elle jouait de moins en moins d'airs différents, puis deux ou trois seulement, qui revenaient comme des refrains. Et enfin, il n'y eut plus que ce morceau d'un concerto pour piano de Mozart, qu'elle se mit à jouer inlassablement.

Il m'arrive parfois de mettre en parallèle cette souffrance de ma mère, alors, et cette sérénité qui emplit mon père aujourd'hui, dans son île de San Lazzaro. Il est parti s'installer là-bas lorsqu'il a pris sa retraite du collège. Je n'ai jamais su, à vrai dire, si c'est lui qui en a fait la demande aux Pères Méchitaristes, ou si c'est eux qui lui ont proposé de venir. Peu importe. Il les connaissait depuis longtemps, leurs échanges étant presque quotidiens. Cela fait presque dix ans maintenant qu'il vit au milieu des milliers des livres et des manuscrits de leur bibliothèque, classant, triant, faisant ses recherches personnelles, correspondant avec des chercheurs du monde entier. Il est admis qu'il ne fréquente pas les offices religieux, seul laïc de cette communauté minuscule, et pouvant à ce titre se permettre d'afficher son peu de foi. Il me les décrit comme "des bigots éclairés", avec cette lueur de malice dans le regard. Chacun se respecte, et je sais que les moines l'aiment bien. Les soirs d'été, il s'en va sur un banc du parc avec un livre emprunté dans la bibliothèque, et se met avec lenteur à bourrer sa pipe, tout en surveillant du coin de l'œil les vaporettos qui reviennent du Lido.

Cet équilibre qu'il a su construire, ma mère ne l'a jamais trouvé. Elle quittait parfois la maison pour des promenades solitaires dans Venise, qui la ramenaient comme hébétée, les yeux vides, et nous parlant de souvenirs d'Arménie dont nous savions qu'elle les avait inventés.

Sur les conseils d'un de ses amis, mon père se décida à l'emmener à Vérone pour consulter le professeur Ferrante, qui était un psychiatre renommé. Je savais à quel point, pour lui, la démarche était difficile. A leur retour, il me dit que ce que nous avions pris pour tristesse ou mélancolie était en réalité une profonde dépression.

Je descends un instant à mon atelier, afin de vérifier le détail du dessin d'une corniche, dont Giorgio m'a signalé qu'il posait un problème. Nous sommes tous deux associés dans ce petit cabinet d'architecture. En réalité, nous ne construisons rien, nous ne faisons que restaurer les maisons et les palais de Venise. Notre travail est précis, comme celui d'un orfèvre, nous travaillons sur des documents d'époque, nous vérifions chaque détail vingt fois, afin de faire renaître le plus près possible de l'identique. Je me dis parfois que je suis, à ma manière, un conservateur de la mémoire, comme l'ont été mon grand-père et mon père, une sorte de gardien du passé. Ce n'est pas de ce lourd passé arménien dont il s'agit, car je pense avoir fait la paix avec ces souvenirs-là, mais d'un autre, plus ancien, et à la fois moins sanglant et moins douloureux. Au fond, je me suis construit avec ces deux mémoires, celle de la boîte de cuir que mon grand-père a emportée depuis Van, et celle des vieilles pierres de Venise.

Ma mère partait pendant des heures, ne rentrant parfois que tard. Un soir qu'elle ne revenait pas, nous nous sommes inquiétés, et l'avons cherchée partout, y compris à l'hôpital.

C'est au matin qu'on l'a retrouvée, loin de chez nous. En fait, ce sont des ouvriers qui travaillaient à la consolidation d'un pont de l'île de Sant' Elena qui ont cru voir comme un sac, flottant entre deux eaux, pris dans les échafaudages qui soutenaient la voûte. La police fit une enquête sommaire, et conclut qu'elle avait glissé dans le canal. "Vous savez, ces vieilles pierres sur les quais sont tellement glissantes, et la nuit…"

Mon père et moi n'avons rien dit. Si nous n'en avons jamais parlé entre nous, c'est, je crois, parce qu'il nous était impossible d'admettre que nous étions, d'une certaine manière, soulagés.

Je sais depuis longtemps que je n'irai jamais à Van. Je n'en éprouve pas le besoin. La mémoire est en moi.

Vivante.