Kendal Nezan
  • Aujourd'hui, grâce à l'invitation du CRDA, nous renouons le dialogue entre participants arméniens, kurdes, turcs, algériens, etc., sur un sujet vraiment très vaste, portant sur la mémoire des citoyens et l'amnésie des Etats. Concernant les Etats, s'agit-il que des Etats oppressifs ou inclut-on aussi les Etats démocratiques, ou bien se réfère-t-on à la problématique des espaces d'organisation et d'expression des citoyens ? Dans ce cas, pour des immigrés qui ne sont pas citoyens il existe quand même de les entendre dire : " Eh bien, que voulez-vous, l'opinion n'est pas prête, si moi je décidais ceci, mon parti ne me suivrait pas, le gouvernement ne suivrait pas, l'opinion ne suivrait pas, à cause de l'extrême droite… "

  • En conséquence, tout un travail de préparation de l'opinion est à faire. Dans un environnement où la civilisation de l'image l'emporte, il nous faut diffuser les images, les films, les reportages, les documentaires, ainsi que les livres pour nourrir la réflexion. De même, le travail d'organisation au sein de nos communautés est indispensable. Je peux dire, à ce propos, un mot sur la communauté arménienne qui lutte pour la reconnaissance du génocide arménien. En France, des personnalités arméniennes occupent des positions éminentes dans la société, que je ne vois pas se mobiliser pour la reconnaissance de ce droit. Si c'est bien le cas, comment voulez-vous que le Français de souche se sente concerné par cette cause ?

  • Il existe un problème concernant la base même de la structuration de nos communautés. Comment transmet-on la mémoire à l'intérieur de nos communautés ? Nous devons procéder à une certaine transgression. Les gens ne doivent pas oublier leurs racines pour être en harmonie avec leur personnalité et leur identité. C'est la base même de notre travail d'organisation. Il y a beaucoup à faire : mieux nous organiser, essayer d'être plus efficace en comprenant mieux le monde dans lequel nous vivons pour arriver à avoir une influence sur la société, comprendre comment elle fonctionne, trouver les bons leviers de commande, les bons moyens d'interventions, pour faire parler des grandes injustices, pour obtenir justice, et cela dans l'intérêt même des sociétés. Lorsqu'on aborde le débat sur l'adhésion de la Turquie, on en arrive nécessairement à s'interroger sur la nature du régime turc. Et si on parle de la nature du régime turc, il y a des gens qui évoqueront le problème arménien, parce que ce problème fait partie des injustices commises dans le passé, d'autres qui parleront de l'expulsion de un million deux cents mille Grecs dans les années 20, de la première purification ethnique du siècle et du premier génocide du siècle que fut le génocide des Arméniens. Aujourd'hui, il ne reste plus que 3 ou 4000 Grecs en Turquie. On parlera aussi nécessairement de l'occupation de Chypre, et puis on dira : " Bon, écoutez, tout ça, ce ne sont quand même pas des problèmes du passé, que fait-on des quinze millions de Kurdes en Turquie, voilà leur sort, et comment peut-on accepter un Etat ayant de telles structures, une telle idéologie au sein de l'Europe ? " D'où la question de savoir quelle l'Europe on veut finalement construire ? Cette dernière réduit-elle à une zone de libre échange ? Peut-on se contenter de définir son contour sans parler de son contenu ? Cela nous renvoie au débat citoyen en France et en Europe. En définitive, sur la teneur de la démocratie. Comment dans un pays démocratique, comme la France, si l'on évoque le drame des Kurdes de Turquie, les ventes d'armes à un régime qui persécute un tiers de sa population sont-elles acceptables sans qu'il y ait débat dans l'opinion, au Parlement, sur de telles ventes décidées dans la plus grande opacité par des représentants du ministère des affaires étrangères, la présidence de la république et le lobby de l'armement. Il faut regarder des deux côtés du miroir : ce que les immigrés apportent ici, ce n'est pas uniquement leur mémoire de douleur, de souffrance, c'est aussi un regard venant de l'extérieur qui permet d'approfondir les institutions démocratiques et d'enrichir, d'une manière générale, la culture, notre vision des sociétés d'accueil. Ce n'est pas un échange univoque, c'est un échange à double sens, et c'est en cela que la discussion et les rencontres entre Arméniens, Algériens, Français…sont indispensables. (fin de la face A première k7)
  • Je ne sais pas si on a raté une occasion après 1989. En effet, avec la fin de la guerre froide, ce sont les vainqueurs qui ont édicté leur loi à la planète, et la Turquie faisait partie de ce camp des vainqueurs. Or, aucun pays occidental n'a accepté de mettre en question la Turquie même après tout ce qu'elle a fait contre les Kurdes en 1992-1993. Tout le monde a préféré regarder ailleurs. L'Europe entière, les Etats Unis savent que la Turquie a financé son économie par le narco-trafic, par le trafic de l'hèroïne, le ministre britannique de l'intérieur l'a dit devant les tribunaux allemands, j'ai écrit un article traduit en huit langues et je pensais être suivi par les tribunaux, j'ai eu des discussions avec le Département d'Etat américain, mais pour le moment les Etats-Unis n'interviennent pas. Il y a donc ces réalités de la politique internationale que nous ne pouvons pas ignore.

  • Enfin, je voudrais dire un mot à propos de la globalisation, en revenant à cette image forte des Harkis qui ne parlent pas de leur passé, qui ne témoigne pas, qui même ne parle pas en général avec les " étrangers " qui pourraient les aborder. Si nous ne nous organisons pas de façon efficace, si nous n'avons pas prise sur les événements d'ici une ou deux générations, une grande partie de l'humanité va devenir à son tour muette. Je fais partie d'une organisation qui s'occupe des langues menacées. Savez-vous qu'à l'heure actuelle, on parle encore cinq mille langues. Et dans une génération, si on ne fait rien, quatre-vingt pour cent de ces langues vont disparaître. Donc, même si on ne devient pas complètement muet, nous serons linguistiquement tous plus ou moins mutilés. Cela aussi est un autre enjeu de la globalisation : l'amnésie de nos langues identitaires. (Fin de la face A)

-I.Présentation - II.Arménologie - III.Fonds documentaire du CRDA - IV.La vie arménienne en diaspora -V.La culture arménienne & l'Art - VI.Histoire - VII.Arménie(s) - VIII.Les différents environnements & l'Arménie - IX.Génocide de 1915 et enchaînements politico-médiatiques - X.Inconscient(s) collectif(s), Mémoire(s) et 1915 - XI.Religion(s) et Théologie(s)